À l'Auberge de Bregolh.
° Forgotten Face...

Serrant les dents, Jordanne se trouvait comme qui dirait "le cul entre deux chaises".

Ifrit lui avait dit de ne pas y aller, que c'était folie que d'accepter de répondre à Douglas, mais elle n'y pouvait rien. Pendant toutes ces années, elle pensait à lui, à ce qu'il aurait pu advenir de lui et de Magma, son dragon, pendant toutes ces années, elle s'était rongée les sangs, ne sachant même pas s'il était encore en vie ou bien enterré dans le désert.

Ce n'était qu'il y avait quelques jours qu'elle avait su qu'il était encore de ce monde. Toutes ces années à s'inquiéter s'étant évanouies, cela ne lui avait pas rendu le sourire pour autant. Car bien qu'il soit de son sang, de sa famille, la loyauté de Jordanne allait maintenant à Limlug, l'ancêtre de tous les dragons, le dirigeant du Territoire. Douglas était un traître à ses yeux.

Mais elle ne pouvait pas lui tourner le dos... Elle avait grandi avec lui, l'avait aimé comme une soeur aimait son frère aîné, comme une soeur avait pleuré le jour de son départ pour d'autres contrées inconnues. L'affreux dilemme dans lequel la petite Jo était maintenant plongée se révélait d'une intolérable cruauté. Comment faire ?

Elle avait donc écrit une lettre qu'elle allait remettre à l'homme que Douglas lui avait décrit.

Expéditeur a écrit:

Cher Douglas.

Dire que depuis tout ce temps, je t'ai cru mort. Ta lettre m'a causé un énorme trouble, de la joie, de l'inquiétude, du soulagement, de la haine aussi contre toi pour m'avoir fait endurer de tels tourments. Mais maintenant, je le sais, dans mon coeur, je savais que tu ne pouvais pas être mort, je l'aurais senti.

Je me doute de ce que tu es devenu, contraint et forcé par cette loi absurde. J'espère que Magma va bien d'ailleurs.

Comme tu l'as si bien dit, j'ai intégré l'Académie Lindorm. Je vais entamer ma deuxième année avec Ifrit, mon allié dragon. J'ai d'ailleurs reçu l'héritage de notre famille : notre Masamune. Arthur et les parents ne parlent jamais de toi, alors que je les tanne pour essayer de te retrouver. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec toi.

Tout ça me rend triste. Parce que je ne sais pas quoi faire. La logique voudrait que je les soutienne, que je te combatte, mais je ne peux pas. Tu restes mon frère quoiqu'il arrive.

J'espère que tu me donneras plus régulièrement de tes nouvelles. Quant à moi, je ferai attention à ne pas te trahir.

Ta soeur qui t'aime.
Jordanne.

Au fil de son écrit, Jordanne avait pris à moitié sa décision. Celle-ci ne serait assurée que lorsqu'elle aurait eu Douggie en face d'elle...

Fried lui avait dit d'aller à l'auberge de Bregolh et d'y attendre sa soeur. Il l'a reconnaîtrait facilement, par son accoutrement, mais surtout ses yeux rouges, rouges comme les siens. Il était le meilleur espion des Wyrms, mais cette mission n'était pas officielle. Fried lui avait demandé la plus grande discrétion, et surtout de n'en parler à personne d'autre et de ne rendre compte qu'à lui seul. Il le mettait dans une sale situation. Il devait attendre deux jours ! Deux jours, sans rien faire, sans sortir ni voir personne ! Il n'aimait pas être ici, entouré de tous ces gens aux sourires amicaux, compatissants, joyeux. Il avait envie de vomir. Cela lui rappelait trop sa vie d'avant, quand il était un Kevi bien pensant et qu'il s'imaginait réussir l'épreuve et rentrer à l'académie, devenir le meilleur soldat et faire la fierté de la famille. Mais les choses ne tournent pas toujours comme on le pense et il s'était retrouvé sur le territoire inconnu, en compagnie de son dragon, seul, blessé, dans sa chair et dans son orgueil. Les lois étaient mal faites. Les Wyrms l'avaient recueillis et composaient désormais sa nouvelle famille.

Il vit la jeune fille entrer dans l'auberge. Fried avait raison. Son allure ne trompait pas mais ce qu'on remarquait le plus c'était ses yeux. Rouge comme le sang. Comme ceux de son frère. Il se leva de son siège et se dirigea vers elle.

-Il ne parle jamais de sa famille. Votre souvenir le fait trop souffrir. Ne le trahissez pas. Il est différent de celui que vous avez connu. Il serait capable du pire... Lui glissa-t-il à l'oreille. Après l'échange, il disparu aussi furtivement qu'il était arrivé, laissant seule la jeune fille. Personne n'avait rien remarqué.

- Mais... Attendez !!

Jordanne avait été trop surprise pour se lancer directement à la poursuite du messager. À peine était-elle arrivée dehors que la silhouette n'était déjà plus en vue, la plongeant dans le doute et la tristesse.

Elle n'avait même pas pu lui poser des questions sur Doug, et cette incertitude la rongeait. Elle ne pouvait même pas contacter Arthur qui aurait tôt fait de l'engueuler comme il se doit. Il désapprouvait complètement l'idée de voir Douglas revenir sur le Territoire et avait même proféré des menaces à son encontre si jamais il y remettait les pieds.

- Arthur... Doug... Qu'est-ce que je dois faire maintenant ?

*Pour l'instant rien, on rentre.*

Ifrit sentait le combat intérieur qui ravageait son alliée. Jordanne avait le regard triste pour la première fois depuis le départ de Douglas. À dire vrai, cette expression ne naissait que quand elle pensait à ce dernier et à la situation irréaliste de leur famille, contrainte de haïr l'un des leurs.

Le dragon détestait la voir dans cet état mais il n'y pouvait rien, malheureusement. Juste la protéger comme il le faisait toujours.

*Tu as raison. Rentrons.*


Quelques jours plus tard, elle revint au même endroit, avec une nouvelle enveloppe dans les mains. Le même gars attendait, mais cette fois, il ne décocha pas un mot en emportant sa lettre. Jordanne ne put le poursuivre encore une fois et resta sur le seuil de l'auberge, le regard perdu dans le lointain.

Elle ne se souvenait que des mots qu'elle avait couché sur le papier...

Jordanne a écrit:

Doug,

Je ne peux pas me résoudre à t'appeler Fried, je ne t'ai pas connu ainsi. Et je ne sais pas encore comment je réagirai en face de toi.

Sache seulement que tu seras toujours mon frère, et que je t'aimerai toujours, quoiqu'en disent papa, maman et Arthur.

Fais attention à toi.

Ta petite soeur qui t'aime.
Jordanne.

Puis dans un mouvement fier mais triste, Jordanne se détourna, rejoignit Ifrit et repartit pour l'Académie...