Jan sortit la tête hors de la calèche, sentant le vent glacial du pays réveiller son visage. Au loin, les hauteurs de la demeure familiale défiaient la roche dans un ciel gris de neige où le crépuscule embrasait pourtant l'horizon lointain. La nuit venait, à mesure qu'elle-même arriva au pied de la falaise qui délimitait le domaine des Wennerström. Un serviteur l'attendait là, emmitouflé dans plusieurs couches de vêtements, la saisissant à bras le corps tandis que d'autres sortaient sa chaise de la calèche, ainsi que ses affaires. La jeune femme plissa les yeux sous l'effet du froid mordant et surtout du vent qui le charriait, lui brûlant presque la rétine. Sa canne s'enfonçait dans la neige épaisse et floconneuse tandis qu'elle suivit les domestiques comme elle le pouvait, à son rythme.

L'immensité presque arrogante du bâtiment l'avait toujours fait se sentir comme une petite fille dans un palais de courants d'airs. Ici, le vent glaçait les fenêtres et l’intérieur manquait tout autant de chaleur que l'extérieur: le mobilier d'un autre âge avait un charme austère qui se développait partout; le long des interminables couloirs comme sur les peintures de tout ces illustres inconnus à la mine sinistre qu'étaient ses ancêtres. On déposa ses bagages dans ses appartements en l'aidant à se défaire de ses manteaux pendant que l'un des serviteurs déplia sa chaise roulante où elle prit finalement place, pour rejoindre le grand salon pourpre où l'attendait son frère Niels, tout près de la grande cheminée qui distillait dans l'air une chaleur bienfaisante.

« - Ma sœur, bienvenue chez vous, fit-il avec un large sourire. »

Jan s'avança vers son grand frère, lui souriant vaguement comme elle le faisait d'habitude. Leurs sourires se répondaient avec une politesse distante et presque jumelle: ces deux-là étaient du même bois froid et mort.

« - Niels, mon frère; c'est un plaisir de vous revoir.
- La route n'était pas trop fatigante? Prenez donc place, un bon thé vous réchauffera. »

La Nordenheimir eut un sourire froid; prévenant et aimable, mais sous le vernis familial elle savait bien qu'il n'agissait pas pour rien: elle était revenue jusqu'au domaine familiale pour discuter avec lui d'affaires urgentes. Mais pour l'instant en effet, un thé brûlant ne serait pas de refus. Frère et sœur eurent autour du service en vieille porcelaine une discussion civile et impersonnelle: rien que des banalités et s'enquérir de la santé de l'autre. Jan ne parla pas de son adaptation à son handicap; son frère n'osa pas lui poser la question.

Rien que de l'hypocrisie, en somme.

« - C'est là-bas que Père vous a retrouvé, vous vous souvenez? »

Niels haussa un sourcil, regardant sa jeune sœur sourire avec une tendresse cachée en fixant le paysage au loin depuis le balcon où ils se trouvaient, observant ensemble le lever du soleil.

« - Vous disiez que vous saviez vous repérer, et que vous n'aviez plus besoin de Père.
- J'étais un enfant idiot, constata Niels avec un sourire. »

A nouveau, un long silence survola le duo sans qu'aucun des deux n'eut autre chose de plus éloquent à faire passer. La communication n'était pas une chose aisée entre eux, comme avec chacun des membres de cette famille riche et influente, mais aussi incroyablement froide. Jan se retourna vers le paysage en attendant que son aîné aborde enfin le sujet pour lequel elle avait fait tant de chemin.

« - Ce mariage sera un mal, mais c'est un mal nécessaire...
- Oui, répondit-elle le plus franchement du monde. »

Niels soupira et sa sœur haussa les épaules, debout contre la rambarde en prenant appui sur sa canne pour humer le vent frais.

« - Écoutez Jan, Hialmar est un bon parti mais je ne pense pas qu'il vous convienne.
- N'importe qui me conviendra, vous le savez.
- Ne dites pas cela.
- Je suis trop vieille à présent pour faire la fine bouche. »

Elle se moquait bien au fond de qui elle allait devenir l'épouse. Ce n'était pas qu'elle ne désirait pas se marier, bien au contraire, mais pour elle ce devoir serait le même, quelque soit l'homme qui partagerait sa vie. Niels poussa un soupir agacé mais lui offrit un sourire contrit en retour.

« - Nous pourrions nous marier, je ne suis que votre demi-frère, fit-il finalement.
- ... p-pardon?
- Vous avez entendu: laissez tomber vos fiançailles avec notre cousin et épousez-moi. Je suis gouverneur: le meilleur parti de ce pays. Et Père a toujours insisté pour que cela reste dans la famille; vous savez que c'est une clause de son testament. »

Abasourdie, Jan se contenta de hocher du chef positivement. Oui, elle savait pour le testament. Si elle voulait hériter, la Nordenheimir devait épouser quelqu'un de sa famille; mais elle avait toujours pensé à quelqu'un d'un peu plus éloigné que son propre demi-frère, même s’ils n'étaient que finement lié au sang par celui de leur père. Elle fixa gravement Niels comme pour lui faire comprendre toute les implications de ses dires mais le gouverneur ne cilla pas, restant parfaitement sérieux et impassible. Alors oui, il était le meilleur parti de Nordheim. Mais il était aussi son demi-frère.

« - Écoutez Niels... je ne sais pas, vous êtes mon frère.
- Demi-frère.
- Moitié de frère tout de même. Vous rendez-vous compte? »

L'homme eut un sourire un peu gêné et préféra regardait la falaise de son enfance, là où il s’était perdu durant une partie de chasse en solitaire, adolescent. Leur père était venu le chercher en le disputant comme jamais, le consignant pour deux semaines à la chambre. Il se souvenait de Jan aussi, qui lui avait apporté du chocolat chaud en cachette. Il eut un sourire tendre.

« - Je sais que nous ne nous connaissons pas bien... dit-il avec un air neutre.
- Ce n'est pas la question, et vous le savez. »

Niels resta bouche sèche; sa sœur avait ce don de lui clouer le bec. Il se tut alors avec un sourire amusé, lui laissant le temps de réfléchir.

« - Prenez votre temps. »

Et sur ces mots, se baissant vers elle pour la saluer, il se retira, la laissant seule. Jan s'accouda au rebord du balcon et passa un long moment solitaire à admirer l'horizon, sans chercher à réfléchir. L'air froid de Himinbjörg semblait lui donner un coup de fouet. Elle avait, selon la coutume familiale et locale, le droit d'épouser son demi-frère. La loi autorisait une liaison de sang de second rang entre deux époux tout deux originaires de Nordheim: cette loi étrange pour tout autre habitant des Territoires datait de l'antique Déchirure. La pureté du sang avait été l’obsession de la noblesse de cette époque et cette tradition perdurait chez la haute noblesse d'aujourd'hui: les Wennerström, les Kristoffersen et les Ljunggren. Elle avait le droit.

Mais en avait-elle l'envie?

« - J'y réfléchirai, avait-elle dit à son frère sur le départ. »

Niels n'avait rien ajouté, se contentant de sourire. Cet étirement de lèvres si étrange trouva un écho chez Jan qui le lui rendit avec la même froideur, comme si le vent glacé les empêchait de sourire réellement. Mais c'était autre chose: ils faisaient parti de ces gens qui ne savent pas sourire sincèrement. Ou peut-être était-ce la gêne de leur discussion de la veille, de leurs décisions secrètes. Jan n'avait pas donné de réponse, comme il s'y attendait. Il lui avait demandé s'il y avait un homme dans sa vie, mais elle avait répondu que non. Chacun avait vaqué à ses occupations mais il attendait le jour de recevoir sa réponse par courrier.

« - J'attends votre réponse, quelle qu'elle soit. »

La Nordenheimir lui fit un geste de la main tandis qu'un serviteur la mont dans la calèche.

« - Quelle qu'elle soit, dit-elle comme amusée. »

Niels n'ajouta qu'un sourire jumeau, à nouveau, laissant partir sa demie sœur vers l'île de Larragon, encore une fois. Elle reviendrait pour les fêtes, à n'en point douter. Il la regarda s'éloigner avec la calèche sur le pont du manoir, luttant contre le vent dans son manteau épais, perdu dans ses pensées qui le ramenaient vers une soirée où enfermé dans sa chambre, il avait rencontré cette enfant sage qui n'avait jamais daigné lui adresser la parole et qui l'avait réchauffer avec une boisson chaude et un sourire timide.

Quelque soit son choix, il serait bon pour elle, il n'en doutait pas.

Et, après cet instant solitaire, le gouverneur de Nordheim rentra dans sa demeure glacée.