J’ai faim…

Yuina pensa pour elle-même alors qu’elle était de nouveau perdue dans les couloirs interminables de l’Académie.

Ça fait je ne sais plus combien de fois que je m’y rends et je n’arrive toujours pas à retrouver mon chemin…

Le Réfectoire n’était pourtant pas difficile à trouver. Tout compte fait, Yuina n’avait vraiment pas le sens de l’orientation. Elle accéléra le pas, les clochettes à sa cheville tintant joyeusement. Après quelques minutes de plus à tourner en rond, elle arriva enfin à destination. La salle était pratiquement vide, mais l’odeur de cuisson était suffisante pour rendre l’endroit chaleureux et accueillant. Yuina portant une main à son ventre, son estomac protestant violement une fois les fumets du repas à portée de son nez. Sans plus attendre, elle s’avança vers le comptoir.

Euh…excusez-moi?

Tanta-t-elle pour attirer l’attention d’un cuistot.

Je sais qu’il n’est pas encore l’heure du repas, mais vous n’auriez pas un petit quelque chose qui traine? Des fruits ou du pain? J’en ai un qui gronde.

Ajouta-t-elle en pointant vers son nombril.

À bien y repenser, le geste était un peu étrange; la dame qui s’était retournée pour la dévisager penserait sûrement qu’elle était enceinte ou quelque chose du genre…

Euh... J'ai très faim...

Yuina rougit légèrement.

La dame fronça quelque peu les sourcils et posa ses poings dodus sur ses hanches.

Faut aller au Foyer pour ça. Pas de bouffe ici entre les repas. Allez ouste, j’ai du boulot moi!

Se renfrognant un peu, Yuina remercia tout de même la dame bougonne et tourna les talons. Une fois de retour dans le couloir, elle s’arrêta, regarda à gauche, à droite, devant, puis elle baissa la tête en soupirant. Elle grogna tout haut et dit :

Mais il est où ce bon sang de Foyer!?

Yuina sursauta si vivement qu’elle en tomba presque à la renverse. Un homme au regard froid et suspicieux la zyeutait de haut en bas de façon si insistante qu’elle en rougit instantanément. Suivant un petit rire nerveux, elle se risqua à parler :

Euh…Bonjour M’sieur. Je… Et bien je ne savais pas que le Foyer était privé d’accès pour une partie de la journée…et puis en fait, je suis ici parce que j’ai faim… Je suis Yuina Tsubame, classe de première.

Yuina avait le sentiment qu’il valait mieux s’en tenir à ces réponses, mais la faim l’emporta sur son bon sens.

Vous savez s’il y a un autre endroit où je peux trouver de quoi grignoter?

L’homme devant elle ne lui inspirait pas particulièrement confiance. Elle n’était pas tout à fait certaine de savoir qui il était, mais son air lui rappelait certains avertissements que d’autres élèves lui avait servi. Le surveillant peut-être? On lui avait raconté qu’il était vil et vicieux, à l’affut de n’importe quelle raison, aussi futile soit-elle, pour mettre les étudiants en colle. Yuina était à l’académie depuis peu de temps et la dernière chose qu’elle voulait, c’était bien de se retrouver face à face avec celui qu’on surnommait le Bourreau des Couloirs. D’un geste hésitant, elle passa ses cheveux derrière son oreille et déglutit difficilement quand son estomac gronda à nouveau.

Ta classe, pas ton niveau. Je voix bien que tu es en première année. Sinon, tu saurais que le réfectoire est interdit en-dehors des heures de repas. Ta classe, ton don quoi ? Terra, Aqua, Glacies, Fulgere, Ignis ou Ventus ?

Oh…euh…Ventus. Désolée.

Yuina parue visiblement embarrassée sur le coup et s’abstint d’ajouter mot pour le moment.

Et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire, que tu ai faim ? C'est pas l'heure, un point c'est tout. Tu manges aux heures de repas, tu peux grignoter durant les pauses au foyer, mais pas plus. c'est une académie militaire ici, Mlle Tsubame. En passant, je suis Rick Costa, surveillant en chef. Pour toi, ce sera Monsieur ou Mr Costa.

Elle ressentit alors le picotement dans ses bras et les frotta instinctivement en fronçant légèrement les sourcils. On ne lui avait donc pas menti quand on lui avait expliqué qu’il ne fallait pas froisser le surveillant. Malgré tout, ce qu’il venait de lui dire ne faisait aucun sens et sa faim grandissante avait bouffé ses dernières réserves de patience. Yuina n'était généralement pas du genre à répliquer, habituée au travail à la dure et à la persévérance. Son temps sur Aeria, autant au marché qu'au théâtre, lui avait appris à encaisser la critique sans rechigner. Il faut en prendre et en laisser et constamment chercher à s'améliorer. Dans ce cas-ci, cependant, c'était comme si la petite décharge électrique qui était passée dans son corps avait déclenché une alarme et du coup, elle s'était mise sur la défensive.

Ben justement, je suis en pause…mais vous me dites que le Foyer est occupé alors…alors y’aurait pas un autre endroit où je peux trouver quelque chose, Mr Costa?

Il n’avait pas été dans ses intentions de prendre un ton agacé, mais c’est tout de même comme tel que la phrase avait quitté les lèvres de Yuina. Elle croisa les bras à son tour, par réflexe, sûrement, et fixa Rick droit dans les yeux. Elle savait bien que sa pique allait lui attirer des problèmes, mais ça avait été plus fort qu'elle. L'énergie qui entourait l'homme devant elle semblait presque vibrer de bonheur de s'être fait offrir une telle réplique. Malgré l'expression de l'homme qui était toujours inchangée, Yuina pouvait presque voir se dessiner, lentement, le rictus au coin de sa bouche, une petite fossette se creuser sur sa joue, une flammèche briller dans son œil. De plus en plus nerveuse, mais gardant un visage de pierre, Yuina serra un poing sur ses côtes et senti une légère brise effleurer son oreille. Attendant toujours la réponse de son interlocuteur, elle revit dans son esprit les couloirs qu'elle avait empruntés pour arriver jusqu'ici et se mit à imaginer le meilleur chemin à prendre pour prendre la poudre d'escampette. Elle allait se perdre, pour sûr, mais avec un peu de chance, elle arriverait peut-être également à perdre le surveillant...

La tension entre l’homme et la femme était palpable. Ils se fixaient l’un l’autre comme si la première personne à baisser les yeux allait perdre la vie.

-... alors vous retournez vers votre dragon pour vous occuper de lui, ou bien vous vous rendez dans votre dortoir pour réviser, ou bien encore, vous vous asseyez dans une salle de classe ou à la bibliothèque et vous vous tenez à carreau.

Justement, Yuina aurait bien aimé que son dragon soit présent en ce moment même. Lorsqu’elle avait senti la première décharge, elle avait murmuré son nom dans son esprit, espérant qu’il l’entendrait, même s’il ne pouvait pas vraiment intervenir depuis l’extérieur du bâtiment. Contrairement à plusieurs élèves qui étaient liés à des dragons de la grosseur d’un animal de compagnie, Hyeon était exceptionnellement imposant et n’aurais donc jamais pu pénétrer Lindorm, même pour la sauver… à moins de démolir quelques murs ce faisant. Yuina chassa l’idée d’un battement de cils, sachant fort bien que la situation était loin d’être assez grave pour recourir à une solution aussi drastique.

Une porte s’entre-ouvra tout près et quelqu’un y passa la tête avec un air intrigué, se demandant ce qui se passait. Rick fut bien rapide pour lui répondre, lui indiquant de reprendre sa surveillance pendant qu’il s’occupait d’un élément perturbateur. Élément perturbateur? En quoi chercher un casse-croûte était-il perturbateur? La seule personne qui avait semblé perturbée était la dame de la cafétéria, mais sinon, Yuina n’avait dérangé personne. Décidément, ce Rick Costa prenait son travail extrêmement au sérieux et ne la laisserait pas filer de sitôt.

Lorsque celui-ci leva un bras, Yuina recula d’un pas, se plaçant instinctivement dans une position plus défensive, décroisant légèrement ses bras, à l’affut du prochain geste. Finalement, il passa simplement ses doigts dans ses cheveux, dégageant son front sur lequel elle put voir de nombreuses cicatrices, souvenirs d’un passé dont elle ne savait rien. Qu’avait-il bien pu lui arriver pour porter ces marques? Était-il allé à la guerre également? Était-ce simplement une blessure qu’il avait reçue étant enfant ou adolescent? Yuina réalisa qu’elle ne savait rien de l’homme qui se tenait devant elle et du coup, se rappela une leçon que son père lui avait apprise il y a fort longtemps : Chaque individu de ce monde porte sur ses épaules un bagage dont tu ne sais rien. Ne soit pas trop hâtive à juger du caractère de ceux-ci puisqu’un jour, tu porteras peut-être le même fardeau. Suite à cette pensée, elle baissa les bras, oubliant un instant sa colère.

-Où en étions-nous ? Ah oui. Que vous ayez faim, Miss Tsubame, n'a aucune importance. Vous mangerez mieux au prochain repas. Il y a des horaires à respecter ici, un règlement à suivre et des supérieurs à obéir. Vous êtes ici pour devenir un soldat, un soldat d'élite. En-dehors de ces murs, vous représentez l'académie Lindorm, alors veillez à ne pas entacher sa réputation. Si vous en êtes incapable, alors, vous n'avez rien à faire ici.

Il lui avait parlé à nouveau d’un ton condescendant, n’ayant que faire de ses états d’âme ou de l’état de son estomac. Yuina sentit à nouveau son sang se mettre à bouillonner, mais elle prit sur elle-même et tenta de se calmer. Après tout, le surveillant avait raison : elle était ici pour devenir un soldat. Est-ce qu’un soldat digne de ce nom chignerait pour un bout de pain? Aurait-elle pleurniché ainsi lors de ces entrainements de danse sur Aeria? Jamais. Elle plaça ses pieds côte à côte et ouvrit la bouche pour s’excuser auprès de l’homme et lui demander si elle pouvait se retirer aux dortoirs. C’est alors qu’elle senti un choc terrible parcourir ses jambes, la douleur grimpant le long de sa colonne vertébrale. Elle n’avait jamais ressenti pareille décharge et ne put retenir un cri strident. S’effondrant au sol comme une pierre jetée dans un lac, Yuina appela son dragon dans son esprit, se recroquevillant sur elle-même pendant quelque secondes. Costa, un sourire sadique aux lèvres, passa à côté d’elle, se dirigeant vers l’endroit où l’autre surveillant avait pointé le bout de son nez plus tôt. Encore tremblante, Yuina se releva difficilement, titubant à la suite de l’homme, quelques mèches collant à son visage.

À peine une minute plus tôt, elle avait découvert en elle un certain respect pour l’homme qu’elle croyait être un tyran, mais ce qu’il venait de lui faire, parce qu’elle n’avait aucun doute sur l’origine de cette décharge électrique, avait réduit en poussière ce moment de lucidité. Elle n’allait pas le laisser s’en tirer ainsi; elle était peut-être une élève, mais elle n’avait pas 16 ans.
Yuina entra dans le foyer une minute ou deux après Rick et chercha celui-ci des yeux. Il discutait avec l’autre surveillant et lui laissait probablement savoir qu’il pouvait se retirer. Faisant le tour de la pièce d’un regard, elle vit qu’il y avait de grandes fenêtres sur le mur au fond du foyer, éclairant la pièce entière de la lumière bleutée du jour. Il y avait une multitude d’élèves dans cette salle, chaque table recouverte d’une montagne de livres et de parchemins. Parfait. S’approchant lentement de son bourreau, elle l’interpela bruyamment.

-M. Costa!

Elle attendit qu’il se retourne et appela silencieusement son dragon à elle, lui indiquant mentalement l’endroit où elle se trouvait. Quelques étudiants s’étaient retournés lorsqu’elle avait pratiquement crié le nom du surveillant et l’observaient curieusement.

-Votre mèche est plutôt courte, Monsieur. J’allais vous donner raison lorsque vous avez choisi d’utiliser votre don sur moi.

Elle le fixa droit dans les yeux, affichant une mine impassible et calme, quelques mèches de cheveux voletant discrètement.

-Oui, nous sommes ici pour devenir soldats, mais une armée doit se tenir les coudes pour vaincre l’ennemi. Si la discorde et la haine règne dans ses rangs, jamais nous ne retrouverons la paix.

Yuina roula son poignet gauche, joignant son index à son pouce, et expira doucement, une légère brise parcourant la pièce. Les seules fois où elle avait utilisé son don à Lindorm, c’était pendant son cour de Maîtrise du Don avec le Professeur Mikelis. Pour une raison étrange, elle sentait que ce moment était bien choisi pour en faire un nouvel essai. Elle n’essayait pas de faire la leçon à Rick, ou peut-être que si… Elle ne prétendait pas tout savoir de la guerre et de ce qu’il faut pour y survivre, mais ayant été touchée par ses conséquences, elle ne pouvait se laisser intimider ainsi pour une prise de bec idiote. Ne se laissant pas déconcentrer par les murmures interrogateurs des élèves de 5e, Yuina continua à mouvoir ses bras, intensifiant le rythme de sa danse, ondulant sa taille et ses bras. La brise se leva un peu plus, s’enroulant autour de ses membres, soulevant ses cheveux et leur donnant l’apparence d’une flamme grise aux reflets bleutés. Une ombre passa devant la fenêtre et quelques élèves se retournèrent, poussant quelques hoquets de surprise. Ne perdant pas son focus, Yuina s’approcha un peu d’une table tout en continuant sa danse, quelques papiers volant à cause du vent qui tourbillonnait autour d’elle. Une fois assez près, elle bougea ses bras de façon très précise et utilisa le vent pour faire voler plusieurs documents au visage de Rick. Aussitôt, elle envoya une pensée à Hyeon, sachant qu’elle venait de perdre le contact visuel avec sa cible.

-Maintenant, Hyeon.

Répondant à la commande, Hyeon, qui s’était posté devant les fenêtres, rugit à pleins poumons en battant des ailes, détournant l’attention de tous. Le verre tremblait sous la vibration de son cri et menaçait de se briser, mais un seul carreau craqua sous la force du vent produit par les ailes du dragon. Profitant de la diversion, Yuina tourna les talons et couru tant bien que mal vers le couloir, prenant à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, jusqu’à ce qu’elle soit bien loin au cœur de l’Académie. Hyeon cessa alors de rugir et retourna vers l’aire de repos avec les autres dragons.

Une fois le calme revenu, seule une petite clochette dorée restait, immobile, aux pieds de Rick Costa.