La vie est un cycle perpétuel. Sacrément ironique aussi. Après mon petit voyage en Narthan, me voilà en Keven. En soit ce n'est pas surprenant ; je peux être amené à me déplacer n'importe où dans les territoires en ma qualité d'espion. J'y étais préparé, j'avais accepté cette éventualité et à terme, je finis même par trouver un certain plaisir dans le fait de voyager. C'est agréable, même. Juste Isaywa et moi, voyageant on ne sait où, décidant de notre itinéraire sans que presque personne n'ait de mots à dire là-dessus ; tant que j'arrive à destination, que j'accomplisse mon travail et que je rentre plus ou moins sain et sauf. Mais là, c'est l'ironie poussée à son plus haut degré. Je me trouve en effet dans la jungle de Jergath. Là-même où j'ai passé une semaine des plus éprouvantes il n'y a pas si longtemps. A me faire prendre en embuscade et à la prendre en embuscade, et donc à me battre. Les souvenirs sont très récents, trop en tout cas. Tout me parle de ces combats ici. De la tension ressentie, du sang qui battait à mes oreilles, de l'anticipation dès que j'entendais une branche craquer, lame au clair.

Je suis dans le même état d'esprit, même si les circonstances sont radicalement différentes. Cette fois, on m'a envoyé enquêter. Ce qui me fait ricaner au passage. Autant moi je peux être discret, autant Isaywa..Non, franchement, non. C'est quasiment impossible de faire moins discret que ce gros lézard marchant derrière moi sans la moindre discrétion..qui est en train de me maudire mentalement..il n'aime pas que je pointe ses faiblesses même si elles sont bien présentes. Ce à quoi je souris d'un air goguenard. Bref, voilà. C'est une mission d'importance que l'on m'a confiée. En effet, un fouinard pointe son nez du côté de nos anciens repères et contacts. J'en ai déjà visité certains, il n'y a rien à remarquer..pas de casse ou autre. Mais bon. L'important, c'est de découvrir les dessous de cette affaire. De savoir si c'est quelqu'un des Territoires ou bien un Wyrm. Il ne faudrait pas que ce genre d'informations soit à la disposition de ceux du Territoire. Certainement pas. Autant leur donner la localisation de tous nos ports tant qu'on y est, avec les détails de nos effectifs. Bref, toujours est-il que je prends cette mission à cœur. Normal. Les Wyrms sont ma famille même si je ne m'entends pas forcément avec tout le monde, et ça m'ennuierait beaucoup que quelque chose de fâcheux dans ce genre arrive.

Donc voilà, cela fait quelques jours déjà que nous progressons tant bien que mal dans la jungle. La lassitude commence à s'installer. Toujours le même paysage, toujours rien, la faim, pas la soif car nous pouvons facilement y remédier, les bestioles plus ou moins recommandables que nous croisons, la fatigue de la marche et des nuits de veille. Tout cela fait un tout. Mais je ne dois pas faillir. Alors je marche, main sur la garde de mon arme. Normalement, nous ne sommes plus très loin d'un repère. Sauf problème majeur dans les heures à venir, nous avons un endroit où dormir ce soir.

J'avance donc dans la jungle, attentif à tout ce qui m'entoure. On ne sait jamais. Déjà qu'il y a certaines bestioles peu sympathiques dans cette jungle, il ne manquerait plus que je tombe dans une embuscade. Pour ce que j'en sais, il pourrait très bien y avoir un groupe de coupe-jarrets qui attend le premier voyageur venu pour le dépouiller et le tuer. Ils n'auraient pas beaucoup de chances face à un dragonnier – car c'est ainsi que je me considère, n'en déplaise au Vieux Lézard- et son dragon, mais ça n'exclue pas la prudence. Ce sont surtout les mecs du territoire que je crains. Eux sont entraînés, et il suffit qu'ils soient mettons une dizaine pour me neutraliser. Je suis fort, mais je ne peux pas être partout. Enfin, le pire serait sûrement un dragonnier des escadrons d'élite. Avec l'infirmité d'Isaywa, nous ne pouvons plus nous défendre aussi efficacement qu'à une autre époque. On ne pourra pas me reprocher un excès de prudence.

Quelques heures de marche plus tard, nous voilà devant l'ancien repère. A peine entre-t-il dans mon champ de vision que je me fige, je vois de la fumée sortir de la cheminée. Le cabanon a un visiteur..Ami ou ennemi cela reste encore à déterminer. Peut-être est-ce un de mes collègues espions, mais peut-être pas. D'un geste, je fais signe à mon allié de se montrer plus discret, de faire en sorte que ses pas soient plus légers, moins audibles. Nous devons être le plus sérieux possible. Ne pas nous trahir avant l'heure de faire notre apparition. Les résultats ne sont pas extraordinaires étant donnée la masse de mon gros gamin, mais au moins il essaye. Peut-être qu'il s'affinera un peu en grandissant, je ne sais pas, et je sais encore moins si je serai encore là pour voir ça puisqu'en toute logique, Isaywa me survivra ; mais pour le moment ça n'a pas d'importance, nous devons simplement faire au mieux avec ce que nous avons. Nous évitons les branches qui jonchent le sol, car elles pourraient nous trahir en se cassant. Basique. La base de la furtivité.

Aussi discrètement que je le peux, je me plaque contre la porte pour mieux écouter ce qui se passe à l'intérieur. Isaywa reste à un mètre de distance, prêt à intervenir au cas où. Je range mon katana pour attraper un de mes poignards. Si confrontation il y a, cela sera plus pratique de manier cette arme en combat rapproché. Mais pas de doute, j'entends bien le feu crépiter, puis une voix à moitié étouffée par la porte, et que je ne peux donc pas bien entendre. Main sur la poignée, je compte jusqu'à trois – lentement-, et fais irruption dans la pièce, poignard en main. Et là, j'ai une surprise. Énorme.

« Scatha ! »

Une simple exclamation. Je ne peux pas dire un mot de plus.

Des mois d'inquiétude s'évaporent d'un coup. Je me faisais un sang d'encre pour elle, ne sachant même pas si elle était encore vivante ou non, si elle s'en sortait avec sa fille.. Et je la retrouve là, devant moi ! Je peux à peine y croire, je suis tellement soulagé...un lourd fardeau vient de me quitter. Je suis tellement, tellement heureux de la voir que je ne peux m'empêcher de lui adresser un sourire. Je ne suis pas spécialement expressif c'est vrai, mais situation exceptionnelle, réaction exceptionnelle..

Et finalement, le cœur serré par l'émotion, je m'avance vers elle. Plus heureux que je ne l'ai été depuis des mois..

Je n'arrive simplement pas à en croire mes yeux...Je suis tellement, tellement heureux.Je suis passé sans transition de mon état quasi-végétatif à un véritable feu d'artifice à l'intérieur de ma tête. Tout s'emboîte ! La personne qui fouinait dans nos repères n'était autre que Scatha, bien sûr..Elle voulait tenter de nous recontacter, tout simplement..Et dire qu'à quelques heures près, j'aurais pu la rater, nous aurions pu nous rater..Mais je ne veux pas y penser, trop soulagé que je suis d'avoir pu la retrouver. Scatha était certes la compagne de Philip, mais mon soulagement vient bien au-delà de ça..Plus encore que la personne qui m'a appris à utiliser mon don, elle est devenue quelqu'un de très important pour moi..Une sorte de grande sœur, presque de mère , de la même manière que Philip était pour moi une sorte de grand frère, voire de père.. Isaywa et Izelvor avaient néanmoins tendance à se prendre le chou pour tout et n'importe quoi, mais en ce moment, ce souvenir me ferait presque plus rire qu'autre chose...

Bref, je ne tiens plus en place, et je souri , tout simplement, alors que Scatha me serre contre elle. Je réponds à l'étreinte avec force. Je peux être affectueux, contrairement à ce que beaucoup semblent croire. Mais seulement avec les personnes qui me sont le plus proches. Et cette étreinte me rassure d'un certain côté. Je ne rêve pas, c'est bien elle, dans ce refuge. Et c'est bien moi qui l'aie retrouvée..La vie est quand même bien faite,surtout eu égard au lien qui nous unissait..Et j'en connais qui vont être tout aussi surpris que moi, surtout parmi nos dirigeants. Franchement, j'ai hâte de voir leur tête, ça va valoir le détour..

-Oui tata Sunny...répondé-je d'un ton faussement penaud. Je me sens presque d'humeur à jouer, à plaisanter, moi qui n'espérais plus pouvoir retrouver le sourire. Ça me rappelle le bon vieux temps, tout simplement, et ce souvenir me rend heureux. Ceci dit elle n'a pas complètement tord, j'ai perdu pas mal de poids ces dernières années. Il y a eu l'entraînement bien sûr, les missions pendant lesquelles on ne peut pas toujours se nourrir à sa faim, mais surtout il y avait mon état de déprime intense, sans compter le souci que je me faisais pour Scatha...C'est simple, je n'avais plus d'appétit. Plus beaucoup en tout cas. Je mangeais assez pour tenir debout – en me forçant- , mais pas assez pour que je sois vraiment au maximum de mes capacités, et ce n'est pas faute de m'être fait rabattre les oreilles par les médecins wyrms à ce sujet...

« Moi aussi..je suis tellement content de t'avoir retrouvé..En fait, nos dirigeants se sont rendus compte que quelqu'un s'était introduit dans certains des anciens refuges , du coup ils m'ont envoyé avec Isaywa voir ce qu'il en était...Sacrée coïncidence hein ? Mais j'en suis heureux.. »

Même si je râlais un peu au départ parce qu'Isaywa n'est pas exactement le dragon le plus discret de la création..Mais ce n'est pas grave ni important maintenant, l'important, c'est que j'ai retrouvé Scatha. Je n'ose pas penser à Philip ni évoquer son nom, de peur de plomber l'ambiance. Même si officiellement il est déclaré mort, une partie de moi veut toujours croire qu'il est en vie quelque part. C'est...compliqué, et douloureux en même temps.

Je sens mon sourire glisser de mon visage en entendant sa dernière question. Je ne voulais pas en parler aussi tôt, mais là, je n'ai plus exactement le choix..

« Scatha.. »

J'ai du mal à trouver mes mots. J'ai l'impression d'être un corbeau de malheur, quelqu'un qui n'apporte que du malheur aux autres..

«..Des choses horribles sont arrivées.. » Je déglutis péniblement. «  Malgré tous les efforts de Douglas, les Wyrms se sont divisés.. En trois factions..»

Je me sens ignoble. Horrible. Une personne affreuse. Je dois m'arrêter de parler pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, mais je ne peux pas. Je n'y arrive pas. La boîte de Pandore a été ouverte.

« Tout d'abord il y a les Progressistes, c'est-à-dire les Wyrms qui restent fidèles au courant de pensée originel. J'en fais partie, Ryan aussi..Ensuite il y a les Isolationnistes. Pour faire simple, ils cherchent à vivre en autarcie, en créant une nation Wyrm. Ce sont des pacifistes..Mais par contre, les Ailes Écarlates..Ce sont des véritables fanatiques assoiffés de sang. Ils sont peu nombreux pour le moment, heureusement..»

J'ai le cœur brisé d'exposer la situation à ma sœur de cœur. Pour ceux qui l'ont vécu, c'est plus facile comme nous avons appris à vivre avec, mais l'expliquer à Scatha..c'est affreux. Et je ne peux pas m'empêcher de la serrer à nouveau dans mes bras pour tenter de la réconforter. La réconforter ou me réconforter ? Je ne sais plus trop.

«La seule bonne nouvelle, c'est que nous commençons à nous rapprocher des Isolationnistes, face justement aux Ailes Écarlates. Il y a même eu une grande rencontre à Bethleas qui s'est très bien passée... »

J'ai choisi de terminer mon bref résumé de la situation par une note positive, même si la situation reste assez noire...

Lorsque je le pris dans mes bras, je sentis clairement sa perte de poids. Je ne l’ai pas vu en presque deux ans, il aurait dû croitre en muscles, se renforcer. Au contraire, il est plus faible et malingre physiquement. Son don doit d’ailleurs en pâtir. Que s’est-il passé durant mon absence ? J’ai un pincement à l’idée de les avoir, même si Doug’ savait ce que j’allais faire, « abandonné ». Et je n’ai même pas retrouvé Philip !

En tout cas, j’étais heureuse de savoir que ma fouille n’était pas passé inaperçu. Et encore heureux qu’ils ont envoyé un ancien, comme Shan Yuan. Un nouveau, ça aurait put être délicat…Il aurait fallu qu’il me croit, demande des renseignements, et on aurait perdu un temps précieux. Très précieux. Mais là, les choses étaient différentes…je retrouvais un « petit frère ». Devais-je lui dire, pour Calista ? Pas de suite, non…Au fond, j’ai envie de faire la surprise à tout le monde en revenant avec la plus jeune de mes filles.

Le questionnant sur notre « maison », mon sourire se fana en voyant son expression. Mon regard se fit sérieux, et je l’invitais à s’asseoir. Mais il ne bougea pas, et je restais là, prés de lui. Les sourcils froncés, je remarquais clairement qu’il cherchait ses mots.
Et ils tombèrent comme un couperet. Alors, Douglas a échoué au même endroit que moi ? J’avais sentit ce début de scission, et j’avais fui. Lui abandonnant la charge de garder les nôtres unis. N’en ayant pas la force ni la carrure. Dévorée par l’espoir de retrouver Philip, et la peur de perdre Rozenn.

« Cela a fini par arriver alors… » Soufflais-je, plus fataliste que triste.

Je l’écoutais avec attention, le regard sérieux. Les courants de pensées ne m’étonnaient guère. Je savais auquel j’appartenais, lequel était l’héritier de la pensée générale et de l’esprit que nous avions voulu insuffler aux Wyrms. Les Ailes…cela devait regrouper ceux qu’on savait presque incontrôlable sur les champs de bataille. De nombreux avertissement leur avait été donné, et on dirait qu’ils ont finit par faire leur révolte. Je me demande juste ce qu’ils cherchent dans le sang et la violence !

Alors que Shan Yuan me serrait d’avantage contre lui, semblant se sentir coupable de tout ça, je lui rendais une étreinte. Douce. Maternelle. Un petit sourire au visage, je secouais la tête de droite à gauche lentement. Ajoutant :

« Ce genre de choses devaient bien arriver un jour, ne t’en fais pas. Viens, installons-nous. »

Il y a de la paillasse au sol, prés du feu de cheminée que j’ai fais. J’ai aussi bricolé un hamac pour la nuit, et je m’asseyais d’ailleurs dessus. L’invitant à prendre ses aises. Au sol, ou avec les rondins de bois abandonné pouvant servir de sièges prés du feu. Voir, il pouvait se tirer un propre hamac s’il le voulait. Il devait être un minimum équipé. En tout cas, je faisais chauffer une bouilloire pleine d’eau. Pour nous préparer un thé revigorant typique de Keven. Ajoutant :

« Tu sais, quand je suis partie à la recherche de Philip, avec Rozy, il y avait déjà des dissensions. Philip était la figure qui gardait l’ensemble sous contrôle…mais même là, son image s’effritait dans la violence de la guerre. Les assoiffés de sang étaient au dessus de l’esprit de groupe, ou de familles. Et ceux qui ne désiraient pas se battre, ou avait trop perdu avec la guerre, souhaiter tout terminé. Ce que tu me dis me semble le dénouement fataliste, mais logique… »

L’eau chaude, je la versais dans les tasses tapissées d’herbes comestibles qui infuseraient. Poursuivant :

« Quand je suis arrivée chez les Wyrms, nous étions moins nombreux. Que se soit en termes d’effectifs avec leur dragon, ou en partisans. Avec le temps, notre nombre n’a fait que croitre. Certains étaient même les enfants de Wyrm, et rejoignait notre cause sans même penser à aller découvrir les territoires avant. Notre nombre augmentant sans cesse, finalement, ce qui était une petite communauté est devenue un peuple. Mais un peuple connait souvent des divisions. Il suffit de voir, il n’y a pas une nation qui n’a jamais connu de dissensions internes. »

Lui souriant doucement, je tenais à le rassurer. Il n’avait pas à s’en vouloir de la situation. Du tout même.

« Certains veulent obtenir un pays indépendant des nations. D’autres veulent le droit de rentrer chez eux, dans leurs familles. Et certains veulent tout détruire. Les idées sont toutes puissantes et diamétralement opposé. Une division est au final, le meilleur. Il n’y a ainsi aucune perte d’hommes. Et des alliances peuvent se former, pour contrer les dangers. Si les Ailes sont si dangereuses et croient d’avantage, passer par les Isolationnistes pour s’allier aussi aux Territoires seraient une idée. Face au mal, nous devons tous être unis. Indépendemment de nos idéaux…enfin, c’est comme ça que je vois les choses. Alors, Shan Yuan, sourit. Et ne t’en veux pas. Je suis heureuse de te savoir sauf… »

Marquant une pause, lui donnant le thé infusé, j’avais une moue de grande-sœur grondant son petit-frère qui a fait une bêtise. Le genre d’expression que j’ai souvent eu à l’égard d’Izelvor.

« Même s’il est clair que tu ne te soucis pas assez de ta santé. Sois sûre qu’une fois à la maison, tu mangeras avec nous dés que tu seras au camp ! Pas question que tu te déplumes d’avantages ! »

J'aurais voulu ne jamais lâcher Scatha... Un peu comme un enfant a du mal à lâcher sa mère, même si la comparaison ne va pas exactement en ma faveur..Tout bêtement, j'étais heureux de pouvoir la serrer contre moi aussi fort que je le pouvais, comme pour me prouver que je ne rêvais pas, que c'était bien elle, là, devant moi. Que ce n'était pas une illusion. Elle m'a tellement manqué..Quand elle est partie, même si ses motifs étaient tout à fait compréhensibles et normaux, j'ai tout simplement perdu un de mes repères. Et là, de la revoir, ça me donne l'impression que le monde recommence à tourner rond. Que.. tout va bien ? On pourrait dire ça. C'est déjà un poids en moins sur mes épaules, un souci en moins, une raison d'inquiétude qui s'évanouit. Une raison de me sentir mal en moins aussi.

Après m'être assis sur un rondin, je l'écoute attentivement. Sachant que Scatha était très liée aux dirigeants des Wyrms, c'est intéressant de l'entendre exprimer son point de vue. De même que l'entendre parler de la croissance de notre groupe, comme je suis arrivé alors que les structures étaient bien en place. Quatre ans déjà, le temps est vite passé..Mais à l'en croire, cette scission était sous-jacente. Il y a toujours eu des fanatiques c'est vrai. La guerre n'a peut-être fait qu'exacerber toutes les tensions, à la réflexion.

«Tu as raison..Et puis il valait peut-être mieux que cette division arrive, pour qu'on arrête de se tirer dans les pattes mutuellement..» 

En parlant justement de ceux qui étaient intenables une fois sur un champ de bataille, qui en faisaient toujours trop. Des extrémistes en puissance. Et sûrement maintenant en acte, je ne connais pas assez les Ailes Ecarlates pour en dire plus et je n'y tiens pas. Parmi ce groupe, je n'ai connu que Zachary après tout. Et encore, j'ai essayé de le ramener vers la lumière, sans succès..Pour au final qu'il y revienne lui-même. Ca me donne de l'espoir d'un certain côté. Peut-être que d'autres suivront le même chemin..

« Je ne m'en veux pas pour ça, ne t'en fais pas..De toute façon, en tant que simple espion, je n'aurais pas pu faire grand chose, ce n'est pas comme si j'occupais un poste à haute responsabilité...» Je ne suis pas gradé et honnêtement, je n'y tiens pas. Je n'arrive déjà pas à me faire confiance , alors pourquoi d'autres devraient me faire confiance pour les guider ? C'est stupide. «  C'est juste que..je sais à quel point tu t'es investie pour les Wyrms, et du coup, ça me faisait mal au cœur de t'annoncer ça...»

Et le mot est faible. Mais ce qui me rassure, c'est qu'au moins, je peux être honnête envers Scatha. Elle ne me jugera pas pour ça. Après l'avoir remercié pour le thé – simple question de politesse-, je ne peux m'empêcher de sourire tristement.. Si elle savait.

«Merci pour l'invitation, mais..j'ai perdu l'appétit... » Je déglutis à nouveau. Mal à l'aise. Est-ce que je peux lui dire ou pas ?

« Disons qu'avec ton départ et la..disparition..de Philip, j'étais déjà assez inquiet, mais..C'est surtout que depuis la fin de la guerre, je ne..vais pas bien. »

C'est déjà un début. Je sais qu'elle m'écoute, alors je continue..

«Je..me sens coupable d'avoir tué pendant la guerre. Quand nous étions encore en conflit, j'arrivais à occulter ces pensées, mais maintenant..Les morts viennent me hanter...Et.. ça me tue à petits feux...Parce que j'ai l'impression d'être un monstre.. »

Au point que j'ai eu plusieurs fois des idées suicidaires. Et que mon manque d'estime de moi me conduit à faire des choses que je regrette.

Je finis par baisser la tête. Brisé.

Je suis pitoyable.

Voilà. C'était dit. Pour la première fois depuis des siècles, j'avais vidé mon sac, complètement en tout cas. Je pense..que j'avais besoin d'en parler, encore plus avec une Wyrm ayant de l'expérience, comme Scatha. Je n'allais pas en parler à Loreleï car nous venions de nous rencontrer, et pas à Ryan parce qu'il me semblait – semble toujours – occupé avec ses propres problèmes. Isaywa savait ce qu'il se passait, sans savoir quoi dire mais en étant toujours présent pour moi, ce qui était déjà beaucoup.. Donc garder tout cela pour moi, ça me rendait dingue. Pas étonnant que j'ai eu toutes ces pensées négatives...

Je m'accroche comme une ancre à Scatha lorsqu'elle m'enlace à nouveau. Je sens les larmes me monter aux yeux. Tristesse ou soulagement, je ne saurai pas le dire. Mais..ça me fait du bien. De me laisser aller, pour une fois. De craquer. A elle je peux tout dire.

J'obéis lorsqu'elle m'ordonne de la regarder dans les yeux, me moquant bien des larmes roulant sur mes joues. Je n'ai pas à avoir honte d'être humain. D'avoir des émotions. Je ne suis pas une machine, puisque j'ai des regrets. Je ne suis pas un monstre parce que je pense au sang sur mes mains. Je me répète ces mots comme un mantra. Non je n'ai pas à avoir honte de ce que j'ai fait, puisque ce que j'ai fait, je l'ai fait pour protéger les miens. Et c'est un idéal noble. Un des plus nobles que je connaisse.

J'ai un dernier sanglot étranglé quand Scatha finit sa tirade. Ca y est. C'est fini. Avec mes larmes sont parties toutes les pensées négatives que j'avais. Je me sens neuf. Apaisé. Empreint d'une douce résolution, mais implacable. Je me retrouve enfin. Je ne suis plus l'âme en peine de ces derniers mois, mais..le jeune homme qui avait rejoint les Wyrms il y a quatre ans. Celui qui était prêt à tout pour défendre ses frères et ses sœurs d'arme, celui qui était prêt à se battre pour ses convictions.

Je souris doucement lorsque ma sœur de cœur dépose un baiser sur mon front.

« Scatha..Merci. Tu n'as pas idée d'à quel point j'avais besoin d'entendre ces mots...»

Et doucement, je me lève. Il y a quelque chose d'autre qu'il faut que je dise, mais à Isaywa cette fois. J'ouvre la porte, découvrant mon allié, qui patientait sagement devant la porte..

*Isaywa..Pardon.*

Il peut lire toutes mes pensées, mais celle-ci, j'avais vraiment besoin de l'exprimer.
Comment ai-je seulement pu penser à me donner la mort, en l'abandonnant ? Comment ai-je pu être à ce point égoïste ?

Je finis par passer les bras autour du cou d'Isaywa et le serre fort contre moi ; en réponse, il presse sa tête contre mon épaule. C'est rare que nous soyons aussi affectueux l'un envers l'autre, mais la situation est exceptionnelle.
Je l'entends remercier Scatha pour ses mots apaisants, mais je suis surtout occupé à serrer son cou massif, tentant de lui signifier à quel point je suis désolé..à quel point je tiens à lui, même si je n'en ai pas toujours l'air..

Finalement je le lâche, et me retourne vers Scatha. Un sourire timide aux lèvres.

« Si je peux faire quoique ce soit pour toi..n'hésite pas à me le demander.. »

Ma dette à son égard est immense à présent. Elle m'a offert une sérénité d'esprit dont je ne pouvais même plus rêver... Et la capacité à sourire de nouveau.

Je hoche la tête aux paroles de Scatha, toujours souriant. Oui. Je ferai de mon mieux pour garder le sourire, de positiver à nouveau. Je ne veux plus me laisser tomber dans les abîmes de désespoir où j'ai trop longtemps séjourné. Et surtout, quand quelque chose me chiffonne je m'efforcerai de ne pas le garder pour moi aussi longtemps..Ca peut finir par vous détruire quelqu'un. Je le sais ; je suis passé par là. Oh je me doute que tout n'ira pas brusquement bien, que je ferai sûrement des rechutes, mais c'est quelque chose sur lequel je devrai travailler. Pour me – non, nous, puisqu'Isaywa est là – construire un avenir aussi radieux que possible.

De ne rien faire que nous puissions regretter aussi. De faire comme nous l'avons toujours fait. En notre âme et conscience, en restant fidèles à nous-même. Pour que personne n'ait rien à nous reprocher ; et que nous n'ayons rien à nous reprocher.

« Bien sûr. Dès que je suis de retour à Bethleas, je m'occupe de ça... »

Rapidement, je prends un bout de papier dans une des sacoches d'Isaywa et griffonne rapidement une adresse dessus. Une de mes "bases", si j'ose dire. Là où je passe le plus souvent. En comparaison de ma maison à Bethleas.

« Tiens. S'il y a le moindre souci, n'hésite pas à m'écrire à cette adresse.»

C'est le moins que je puisse faire pour elle. Elle est comme ma grande sœur, elle m'a appris à utiliser mon don, elle a été là pour moi quand j'en ai eu besoin, comme elle me l'a prouvé encore à l'instant. Alors qu'est-ce qu'une simple demande d'extraction en comparaison ? En comparaison de sa gentillesse ? De ce qu'elle a fait pour moi ? Rien. Un ridicule paiement.

J'ouvre la bouche comme un poisson hors de l'eau, surpris. Avant de la refermer. Surpris mais heureux. Une deuxième fille ? Mon dieu, et dire que j'étais déjà complètement décontenancé devant Rozenn..A ma décharge, je n'ai pas l'habitude des petits enfants ! Enfin partiellement car j'avais quand même quatre ans lorsque Leif est né, mais par contre..je n'avais aucune idée de comment s'occuper d'une petite fille !

«Avec un peu de retard, félicitations... » Toujours aussi à l'aise pour ce genre de formules apparemment, on ne se refait pas. « J'ai hâte de vous revoir à la maison, toi, Rozenn et Izelvor..Et hâte de voir Calista, aussi... »

Et je ne serai probablement pas le seul.

« Mais ne t'inquiète pas pour Philip..Je suis sûr qu'on le reverra, plus tôt qu'on ne le pense. Il a toujours été plein de ressources. »

Jusqu'à preuve définitive du contraire, je refuse de croire qu'il est mort. Il reste toujours un espoir. Espoir que je veux communiquer à Scatha... Je veux être là pour elle comme elle a été là pour moi. Simplement.

Je me sens à présent..bien plus détendu. Presque bien. Moi qui avais peur de me trouver bête face à Scatha, de ne plus savoir quoi lui dire après toutes ces années, je suis bien heureux de me tromper..Rien n'a changé. Au contraire, c'est comme si nous ne nous étions jamais quittés. Tout va bien. Je me répète cette phrase. Le monde est toujours aussi périlleux dehors, mais pour une soirée, je veux faire semblant d'oublier ça, et juste profiter de l'instant présent. Trop heureux d'avoir retrouvé ma sœur de cœur... Et puis, j'en ai besoin, je suppose. Tout comme d'entendre son rire, à nouveau.

Bref, après nos échanges d'adresses pour être sûrs de pouvoir rester en contact en cas de pépin, elle me serrait à nouveau dans ses bras. J'espérais lui apporter un peu de réconfort comme elle m'en a apporté, j'ai l'impression d'avoir réussi ma mission.

« Il n'y a pas de quoi ». Ma réplique est un peu maladroite, car je suis un peu mal à l'aise. Trop peu habitué aux remerciements, trop gauche face aux interactions sociales. Trop loup solitaire.

« C'est ça oui, on repart dès demain matin.. » répondé-je, hochant la tête.

Je regrette de ne pas pouvoir rester plus longtemps en sa compagnie, mais il ne faut pas que je tarde à apporter la nouvelle de son retour, au vu des mesures qui doivent être prises et de la lenteur bien connue de l'administration..En espérant que la demande d'extradition de Scatha ne soit pas « égarée » par l'administration des territoires de Keven et Narthan.. Mais là, ça ne dépend plus de moi. Mon boulot, c'est d'apporter la nouvelle à mes supérieurs. Point.

Ceci dit, qu'il y en ait un seul pour cracher sur le nom de Scatha, et il fera connaissance avec mon katana. Je ne supporterai pas qu'on s'en prenne à elle à cause de son départ qui était tout à fait justifié !

« Attends, je vais chercher mon hamac. »

Je ressors rapidement, tire le matériel nécessaire de mes sacoches de selle, puis ôte la-dite selle du dos d'Isaywa, qui s'ébroue, pas mécontent d'en être débarrassé. J'imagine que moi aussi, j'apprécie moyennement d'avoir un truc en cuir fixé à mon dos de cette façon..Seulement, vu la longueur du trajet, c'était plus confortable d'avoir une selle. Et encore, dieu merci, Isa' n'a pas des écailles coupantes...

Après quoi, je rentre et m'installe sur mon rondin.

« Volontiers. Merci...»

Et avec en seule perspective pour la soirée que de discuter tranquillement avec Scatha, de rattraper le temps perdu, de s'échanger les dernières nouvelles, je me sens simplement heureux. Pour un peu -et c'est loin d'être désagréable-, je me sentirai presque de nouveau à la maison, à Bethleas...

Il avait au moins la bonne idée de ne pas tenter de partir de suite. Mais il me semblait en meilleur état que lorsqu’il était entré dans la cabane. Comme moins tendu. Comme si un poids avait été retiré de ses épaules. La douleur du contrecoup d’une guerre, sur la plus jeune génération y ayant participé…Cela ne laisse pas indemne mine de rien.
Je le laissais aller récupérer ses affaires, rigolant face à son empressement. Me chargeant de faire un peu de thé. Car ça, au moins, je sais faire. Le thé, les infusions, et le poisson sous toutes ses formes. Fruits ? Légumes ? Viandes ? Céréales ? Euh…J’ai du mal, vraiment. On ne peut pas être talentueuse partout, je vous zut !
Le servant dans une coupelle, de quoi faire une tasse quoi, je m’étalais dans mon hamac. Savourant le feu qui crépite, et la présence d’un membre de la famille.

« Soirée tranquille en prévision, non ? » Murmurais-je, installée.

Car l’ambiance chaleureuse me faisait lui sourire. Heureuse de retrouver l’un des miens. Et alors, les mots et la conversation vint avec naturel. Si le travail n’était pas trop dur. A quel point Bethleas avait du s’agrandir, avec une recrudescence de nos troupes mine de rien…La naissance de nouvelle génération aussi.

Je le questionnais, il me questionnait, et nous parlions. Tout en rigolant. Mon rire pouvant être perçu de l’extérieur lorsque je venais à le taquiner. Une soirée simple, agréable, et où je fus ravie de le voir apaiser. Me contentant, finalement, de veiller sur son sommeil. Car il repartira le lendemain matin, et nos chemins se retrouveront dans peu de temps : comme avant.

« Je suis de retour… » Murmurais-je, alors que la nuit était à son paroxysme. Gardant ce feu tendre, de ce moment pourvu, pour moi, d’une des plus belles des magies. La magie de la famille.

Installé confortablement, une coupelle d'infusion à la main, il n'y avait plus qu'à savourer tranquillement la soirée. Avec Isaywa, nous avions quand même passé la journée à marcher en pleine jungle, ce qui est tout de même un peu fatiguant..C'était agréable de pouvoir rester «  en sécurité », plutôt que de dormir à la belle étoile. Au moins en cas d'averse nocturne, j'étais au sec. Et puis honnêtement : je préférais rester avec Scatha. Il y avait si longtemps qu'on ne s'était pas vus que je n'allais pas partir aussi vite...Franchement, cela aurait été dommage..Complètement stupide aussi.

«Soirée plus que tranquille, même...»

On en a tous besoin, un jour ou l'autre. Et nous commençons à parler. Tranquillement. De notre famille bien sûr, de notre foyer. De moi, de Scatha elle-même, de tout et de rien. Nous échangeons nos questions et nos réponses. Je la vois rire, ce qui me réchauffe le cœur, et je me surprends moi-même à rire un peu. C'est dire à quel point je me sens bien en sa présence. Souriant beaucoup en tout cas. Et puis la soirée avançant, la fatigue tombe sur moi comme une chape de plomb, et je baille à plusieurs reprises.. Finalement, décidant que l'heure de se coucher est venue – d'autant plus que nous avons une longue route à faire - , je me lève pour la serrer une dernière fois dans mes bras et de lui souhaiter la bonne nuit. Avant de me glisser dans mon hamac, de m'enrouler dans ma couverture et de fermer les yeux. Il ne faut pas longtemps avant que je ne m'endorme. Un léger sourire sur les lèvres...