« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. » Paule Eluard
Un lourd héritage familial : la tragédie Sùlimo.
Il y a cet homme, assis sur le rebord en pierre blanche de la fenêtre du premier étage. Il fixe immobile et calme le ciel, dans une prière sourde et pourtant, audible. Il regarde le vol des oiseaux, la course des nuages, le déroulement d’une nature sur laquelle rien n’a de prise, si ce n’est elle-même. Je vois encore ses yeux bleus briller d’une fierté qui ne semblait n’admettre aucune limite ; je vois encore son visage aux traits tendus vers le seul rêve de sa vie ; je vois encore cette aura splendide qui ne m’inspire qu’un mot. Liberté. Cet homme veut être libre et je crois que moi aussi, quand je le regarde, je veux être libre.
C’est la seule image qui me reste de celui qui était de dix ans mon aîné : Hespéros Sùlimo.
Je l’ai malheureusement oublié. J’ai oublié le son de sa voix, son odeur, son rire. Je me souviens juste que les appréciais. J’avais cinq ans quand notre père est mort, et c’était donc à lui de s’occuper de moi. Même si ce n’était pas d’usage, nos maîtres l’autorisèrent à m’élever, à ce que j’ai l’éducation nécessaire des Sùlimo, qui faisaient les meilleurs précepteurs de la région de Thanos. Oh, je ne vous ai pas précisé que je suis esclave ?
Les cheveux blonds, les yeux bleus… Tout porterait pourtant à croire que je serais la fille d’une des familles nobles d’Aeria. Ce qui aurait dû être vrai, car avant mon arrière-grand-père, le nom de Sùlimo était très respecté à Bianca, provenant d’une lignée noble ayant toujours vécu sur ces îles célestes. C’était une famille d’ambassadeurs qui exprimait leur liberté par le voyage et chacun donnait lieu à des livres. On disait même que leurs couvertures de cuir miroitaient tant qu’ils offraient l’impression d’être animés par le feu d’un dragon.
Mon arrière-grand-père incarnait cette idée, ayant tout d’un aventurier : courageux, impulsif, libre. Fier. Il faisait ses voyages pour le compte d’un noble de la capitale, son ami d’enfance, un politicien très respecté qui incarnait l’avenir d’Aeria. Ce duo promettait de grandes choses… Personne ne sut réellement ce qui fut dit ce soir-là entre eux deux, pourtant maîtres du tact et de la diplomatie, avant que l’un des deux ne finisse tué, la gorge nettement coupée. Et ce ne fut pas mon aïeul, puisqu’on le découvrit debout et silencieux à côté du corps. Savait-il ? Savait-il seulement à quelle vie ils nous avait tous condamnés ? Sûrement, puisqu’il n’a plus prononcé un mot par la suite, même lorsqu’on lui proposa de livrer ses dernières paroles.
Dans le même temps, on fit payer sa famille. Ma famille. On arrêta mon arrière-grand-mère et ses trois enfants, et on fit brûler le superbe domaine sous leurs yeux, avec leurs esclaves et leurs bêtes à l’intérieur. Ils n’eurent jamais l’occasion de revoir l’homme qui avait créé cette situation, puisqu’on les amena à l’hôtel de justice et qu’on fit le procès de leurs vies. La politique se saisit de cette affaire et précipita le destin, puisque devant cette femme et ses enfants, des hommes les jugèrent méritant la peine de mort. Sans remord. Et, comme si tout n’était qu’une pièce de théâtre, un homme prononça alors le mot de «
clémence » au milieu d’une longue tirade. Cet homme n’était autre que le fils du politicien que mon aïeul avait tué, cependant tellement plus calculateur qu’il fit de cette affaire une tragédie qui servit sa réputation. Clémence. Et alors, la fierté qui restait à porter le noble nom de Sùlimo fut réduite en cendres : ma famille devint esclave pour le compte de la sienne.
Ce furent ces cendres qui animèrent le brasier, celui-là même qui poussa les frères de mon grand père à assassiner ce bienfaiteur, cinq ans après.
A nouveau, il y eu nombre d’exécutions, et ne resta qu’un lambeau de ma famille: mon grand-père, trop jeune pour qu’on se permette d’en faire un martyr. Il était le dernier représentant Sùlimo et de cette sale histoire de la noblesse d’Aeria que tous voulait oublier. Ce nom fut effacé de tous les ouvrages et de toutes les bouches et mon grand père envoyé de Bianca à Thanos, esclave. Pourquoi Thanos ? Parce les prémices d’une fin d’esclavage commençaient à battre à Bianca…
Pendant près de trente ans, on n’entendit plus parler des Sùlimo. Mon père et mon grand père, qu’on appelait par leurs prénoms, étaient des esclaves silencieux et plutôt bien ménagés. L’éducation qu’ils avaient reçue, les voyages de famille qu’ils partageaient le soir et une certaine docilité due à un coupable passé, tout cela leur permit de devenir précepteurs dans une petite famille noble de Thanos. C’était peut-être le seul point positif de cette histoire, la seule amélioration qui offrait à la fierté des Sùlimo l’occasion de se taire et d’être obéissante.
Jusqu’à mon frère.
Lui ne supportait pas d’avoir des yeux au dessus de son épaule qui dictaient la direction de ses pas, ou de ses mains. Quand il était libre, il se retrouvait contraint à rester dans l’enceinte de la belle demeure, donc il passait son temps assis sur le rebord de cette fenêtre. Notre père lui apprit à être un homme civilisé, un homme noble dans une condition d’esclave, ce qui fit de lui un homme intelligent et ouvert d’esprit. Il ne rêvait que de la dernière chose qui lui manquait et qu’il ne pouvait atteindre, encore moins lorsque, à la mort de mon père, il dut s’occuper de sa petite sœur de cinq ans. Moi, en l’occurrence.
J’ai tout appris de lui. De sa curiosité à découvrir les choses à son aspiration à la liberté. Je suis déjà fière, c’est de famille, mais j’ai développé un plus grand respect que lui de l’autorité. J’ai compris très vite qu’un des moyens de gagner ma liberté était d’être si exemplaire qu’on m’affranchirait. J’ai tout de même retenu tout ce qu’il m’a enseigné, avec un grand plaisir. J’ai toujours aimé apprendre.
Un jour, j’avais treize ans, on nous a demandé à tous les deux de partir puiser de l’eau au puits, qui était un peu excentré. C’est ce jour-là qu’on a découvert, blotti dans des épis de blés, un dragon blessé. Enfin, c’est mon frère qui l’a trouvé, pendant que je puisais l’eau. Il m’a appelée et quand je suis arrivée, j’ai découvert cette petite créature très hostile à ce qu’on vienne l’aider. Seul Hespéros pouvait le toucher et je me souviens les avoir longtemps observés. A la fin de l’après midi, mon frère a été adopté.
Désormais, il passait son temps libre avec son dragon. Cela dura une paire d’années, où je le couvrais quand nos maîtres me demandaient où il était passé. Ma loyauté envers mon frère était sans faille, et je réussis avec habileté à l’allier avec ma docilité. Et pendant deux ans, notre manège dura… jusqu’au jour où le malheur s’abattit à nouveau sur la famille. Par le biais de mon frère qui avait dévoilé à Persy, le fils du maître de famille, qu’il souhaitait prendre sa liberté et partir pour Libertad. Il n’a jamais cité son dragon.
«
Il en est hors de question, » avait alors déclaré Persy et mon frère, fou de rage, tenta de le tuer.
Ce qui cette fois-ci rata, et Hespéros détala. Je me souviens avoir vu une silhouette passer, avec des cheveux dorés dansant dans son dos, qui ne m’a pas vue. Il ne m’a pas dit au revoir. Et moi, je suis restée debout, à le regarder fuir dans la nuit, sans comprendre ce qu’il se passait. Je l’ai revu deux jours après, mais lui ne me voyait plus. Ce n’était plus qu’une carcasse ensanglantée, un esclave qui avait pris la fuite et que l’on ramenait, puni. Mort.
J’ai pleuré, je me suis débattu seule dans le noir de ma chambre. J’ai hurlé dans mon oreiller. Et ce n’était que l’extériorisation de l’horrible combat qui se passait à l’intérieur de moi. Parce qu’en moi-même avait germé un profond désir de liberté mais l’idée que mon frère était mort pour cela, qu’il avait échoué et avait fini dans un tel état me freinait. Je me suis senti incapable de réussir là où il avait échoué. C’était horrible, c’était violent, c’était brûlant.
Mon cas a à son tour été jugé. Est-ce de la chance dans la malchance ? En tout cas, Persy décida qu’il était prêt à me garder; non plus en temps que préceptrice, mais comme esclave personnelle. Comment j’aurais pu deviner qu’il était amoureux ? Je n’avais que quinze ans et lui, qui avait grandi avec mon frère, en avait une dizaine de plus. Je ne m’y attendais pas.
Mais j’ai obéi. Il n’était pas méchant, loin de là, et je ne fus pas malheureuse. Le souci était que j’avais des rêves de liberté dans la tête. La mort d’Hesperos aurait pu définitivement étouffer la fierté et l’honneur des Sùlimo qui était en moi ; la vue de son corps meurtri et mutilé, preuve qu’on ne l’avait pas tué vite et proprement, aurait pu me dégoûter ; la bonté de Persy, une fois passées les premières nuits quelques peu forcées, aurait dû me rassurer.
Et oui, ma vie devint soudain plus confortable. Je passais mes journées entières aurpès de Persy, puisque j’étais son esclave de compagnie en quelques sortes, pendant qu’il s’occupait des troupeaux de capris. C’est là qu’il m’a donné pour la première fois un fouet et qu’il m’a appris à manier, à faire claquer au plus près des bêtes sans les toucher. Auprès de ces chèvres aux belles cornes de jade, j’ai appris à être réactive et rapide si je ne souhaitais pas finir embrochée, et à me faire respecter. En fait, tout ce que je n’avais pas encore comme habitude caractérielle. Ca a aidé, je crois, à la suite des évènements.
Cet après-midi là, c’était il y a un an maintenant, j’ai compris que ma vie n’allait pas tarder à changer.
Je suis partie puiser de l’eau, comme à mon habitude. J’ai pourtant senti l’écho au fond de moi retentir, celui d’une rencontre qu’il y avait eu il y a de cela six ans, qui m’a poussée à aller à l’endroit où l’on avait trouvé le dragon blessé. Il s’y étendait alors un long chemin d’épis écrasés, large d’un bon mètre cinquante, qu’aucun homme n’aurait pu créer. Et j’ai tout de suite compris qui était passé là.
Alors, j’ai lâché mon seau, et j’ai suivi le chemin. Je ne sais pas si j’espérais le voir, parce qu’il n’a jamais passé de temps particulier avec moi. Je ne sais même pas s’il me connaissait. Mais pour moi, c’était le dernier souvenir de mon frère, et également la raison de sa courte poursuite de la liberté, soldée par la mort. Je ne lui en voulais pas. Je voulais juste le voir.
Au bout du chemin, j’ai vu des branches cassées dans la forêt, et j’ai continué silencieusement ma route. Tout droit devant moi se trouvait un étang : et si le dragon s’y reposait ? Pour cela, j’ai ralenti mon allure, et je suis restée cachée derrière un buisson avant de jeter un œil derrière.
Il était couché là, la tête reposant sur ses membres antérieurs qu’il avait croisé et ses ailes qui pendaient tranquillement au sol. Ses écailles blanches, mais surtout nacrées, renvoyaient mille couleurs avec ce soleil de midi, et j’avais l’impression qu’il n’émanait que des arcs-en-ciel de ce dragon. J’adorais regarder la finesse de ses ailes qui semblaient si fragiles, les traits tellement travaillés de sa tête, et les rêves qu’il m’inspirait.
A l’instant même où mes yeux se sont posés sur lui, j’ai ressenti quelque chose bouillir en moi. Et puis, j’ai su. J’ai su que, bien qu’il en ait donne l’impression, il ne dormait pas. Que si ses yeux étaient fermés, ce n’était que pour que son esprit puisse se consacrer tout entier à cette mélancolie. Et j’ai senti toute sa tristesse m’envahir moi aussi mais surtout, ce désir de s’en libérer.
«
Thorondor… » m’entendis-je murmurer comme dans un rêve.
Tout explosa. La lumière, les couleurs, la mélancolie, et la tranquillité dans laquelle l’étang s’était installé.
Le dragon blanc s’est brusquement levé et m’a fixée de ses yeux bleus aux lueurs multicolores. A l’instant où nos regards se sont croisés, j’ai senti la mélancolie grandir en moi, qui n’était pas mienne. Moi, je n’ai été que surprise, et incapable de démêler ce flot de sentiments qui se mélangeait, entre les siens et les miens.
Il y a eu plus de colère, et le dragon a reculé en me voyant. Pourquoi ?
«
Qu’est-ce qu’il y a, Thorondor ? Pourquoi tu es triste ? Pourquoi tu es en colère ? »
Il a ressenti de la surprise puis il a eu peur. Je crois qu’il n’aimait pas l’idée que je comprenne ce qu’il ressente.
«
Qu’est-ce que tu fais encore ici ? Tu devrais être libre, un dragon libre qui vole loin de cette terre de misère. »
Et puis… Et puis il y a eu cette image. Je crois qu’il me l’a envoyée. Consciemment ? Je n’en sais rien. Je vis soudain le visage de mon frère à l’article de la mort qui me fixait dans les yeux et me hurlait quelque chose. J’ai eu un haut le cœur et j’ai dû poser ma main sur ma poitrine et serrer, pinçant la peau, pour rester accrochée à la réalité et ne pas plonger dans ce cauchemar.
Thorondor venait de m’envoyer cette image. Lui qui avait assisté, impuissant, à la mort d’Hesperos, et il a pensé à cette scène en me regardant.
Alors je me suis calmée, et j’ai réfléchi. Et j’ai compris alors que s’il était encore coincé ici, c’était à cause de la mémoire de mon frère, qu’il ne pouvait quitter. Qu’il n’était pas libre du sentiment d’impuissance qu’il avait ressenti il y a six ans.
C'est ma colère qui a alors explosé :
«
Pourquoi tu pleures ici ? Tu es un dragon ! Tu es libre, toi, libre d’aller loin, d’aller où tu veux ailleurs qu’ici ! Quitte ces maudites îles où l’on autorise l’esclavage, va le pleurer dans la neige de Nordheim ou le feu de Narthan ! T’as pas le droit de renier cette liberté en restant ici ! Mon frère est mort en essayant de la gagner ! »
Je me suis effondrée, soudain en pleurs.
«
Avec toi… »
Le petit cri qu’il a poussé ressemblait au feulement d’un chat, en plus rauque et plus puissant, et ile s'est détourné de la petite créature sanglotant que j’étais. Au bout de quelques minutes, j'ai senti ma colère et ma tristesse s’affaiblir, sans pour autant qu’elles ne disparaissent.
Et les jours d’après ont continué de défiler. Plus que jamais, cependant, je sens ma soif de liberté s’intensifier.
Deux semaines après cette rencontre, Thorondor est revenu.
Je l’ai senti arriver bien avant qu’il ne soit là, puisque soudain, mon cœur s’est gonflé de détermination et mon esprit s’est ouvert, comme prêt à recevoir les images qu’il m’enverrait. Persy était alors avec moi et j’ai senti que le destin allait me jouer un tour… et j’avais bien raison.
«
Ecoute, Favonia, j’ai toujours repoussé cela à plus tard, mais je sens qu’il est l’heure… »
Mon cœur s’est alors mis à battre la chamade et j’ai deviné ce qu’il souhaitait me dire.
«
Je te propose ta liberté, Favonia. Je suis prêt à t’affranchir, en échange de ta main. »
Je n’ai pas su quoi répondre. Je n’ai pas su quoi penser. Je l’ai regardé, interdite, incapable de donner une décision, parce je comprenais qu’il jouait énormément. Quelle réputation aurait-il suite à un mariage avec une esclave ? Pourquoi ?
Moi, surtout, je ne me sentais pas prête à l’épouser. Mais devais-je en même temps oublier qu’en échange, je serais libre ? J’allais enfin gagner ma liberté, moi, la première de ma famille depuis les noirs temps de mon arrière-grand-père ? Etait-ce seulement la liberté, que de devoir passer d’une dépendance envers son maître à une dépendance envers son mari ?
Thorondor m’a alors envoyé des images. Je l’ai vu voler, loin, vers une école magnifique… et j’ai alors entendu mon frère me dire il y a de cela sept ans :
«
A Lindorm, un esclave en fuite jouit du droit de Conscription. Il est libre. »
Je n’ai rien dit. Ca a blessé Persy.
Au soir, j’étais partie.
J’ai embarqué un fouet et j’ai longtemps couru, tout droit, dans la forêt, attendant que Thorondor vienne. Parce que je savais qu’il viendrait. Parce que je savais qu’il attendait de moi que je prenne cette décision là, et je l’ai prise. Je suis partie. Après une bonne heure de fuite dans la forêt, il m’a rejointe, et je me suis arrêtée parce que je ne savais pas où aller.
«
Où veux-tu qu’on aille, maintenant ? C’est par où Lindorm ? »
Thorondor a alors pris une direction, et j’ai dû le suivre sans même savoir par où on allait parce qu’il faisait nuit.
Un dragon court vite. Je m’en suis rendu compte en suivant la silhouette blanche durant la nuit entière. C’était dur, mais je me suis à chaque instant imaginé que l’on pouvait me poursuivre… Combien de temps passerait avant que Persy ne tire la sonnette d’alarme et que nous soyons pourchassés... Pourquoi tant de temps ? Pour mon frère, ça n’avait pas tant duré. Je crois que je n’ai eu le temps d’avoir peur qu’au début de la course, parce qu’après, j’étais trop fatiguée pour ressentir quelque chose d’autre.
Quand on est enfin sortis de la forêt, sans dire un mot, on s’est retrouvés au bord de l’île, devant le soleil levant. Le temps était magnifique, sans un nuage, puisqu’à nos pieds s’étendait l’océan infini teinté d’orange en cette aube magnifique. J’ai pendant un instant été subjuguée par ce spectacle avant de me concentrer sur mon compagnon de route, en proie au doute. Je le sentis et cela provoqua un frisson en moi.
Malgré lui, il me transmit la cause de ses doutes par image. Je le vis douter à me voir sur son dos et à voler. Mais que se passait-il ? Pourquoi m’a-t-il convaincue de fuir, si c’était pour douter maintenant ? Plus que de la colère, je n’ai ressenti que de l’incompréhension en fixant le dragon en proie à un dur combat intérieur. J’avais accès à ses sentiments, c’est vrai, mais je n’ai pas réussi à les démêler à ce moment-là. Mais j’ai cru sentir mon frère, plusieurs. Oui, sentir était le mot. Sentir mon frère.
«
Thorondor… s’il te plaît, il faut qu’on y aille… » ai-je murmuré en voyant le soleil s’élever et le dragon immobile.
Il s’est tendu. Et il a soudain été d’accord pour que je grimpe sur son dos et on est partis. C’était magique : jamais de ma vie je ne me suis sentie aussi légère. J’ai oublié pendant un instant que je risquais ma vie, que je manquais d’être exécutée pour fuite. J’étais encore une esclave qui, pour la première de se vie, s’est senti libre. Et je n’ai jamais réussi à retrouver cette sensation.
Thorondor est d’une rapidité incroyable. Les ailes déployées, son corps a l’air minuscule tant elles sont grandes, et elles luisent de la lumière du soleil. Il brille au soleil, ce qui est beau, à défaut d’être discret, mais à quoi bon ? Il a joué avec les courants d’air, passant de l’un à l’autre, descendant jusqu’à ce que je puisse frôler l’eau de ma main avant de remonter sans que je ne sente rien. Je ne crois pas qu’il n’ait jamais autant volé, avec un tel plaisir. J’ai senti cette joie profonde, je l’ai partagée, la première chose que Thorondor et moi ayons partagée. La première fois que j’ai pu dire : « Nous avons ».
Nous avons d’une traite traversé une partie de l’océan, s’arrêtant sur une petite île en chemin que j’ai identifiée grâce aux leçons qu’Hesperos m’avait un jour dispensées. On était sur l’une des petites îles entre l’archipel nommé « Eyes of the Storm » et Waterfield, inhabitée hormis par des dragons d’eau. La flore était amicale, et je dis à Thorondor qu’il pouvait sans risque manger les olives et les pignons de pain que je cueillais. Nous sommes restés sur cette île une journée, le temps de se reposer tous les deux… et je ne l’ai vu qu’une fois, quand il m’a ramené un lapin qu’il venait de tuer, puis il est reparti. Je sentais des fois notre connexion se briser puis se reformer, pour à nouveau se briser, ce qui était très perturbant. Mais au moins cela m’occupait un peu dans ma solitude.
Il est revenu au crépuscule et, reposés, nous sommes repartis. Cette fois-là, le vol fut moins plaisant, puisque Thorondor ne voulait que rejoindre Lindorm au plus vite. En cinq heures de temps, nous avons rejoint le Nord de l’île, et je lui ai indiqué la direction du Sud. Vers l’Académie. Je me suis souvenu de la carte qu’il y avait sur la table de la chambre de Percy, celle que je contemplais à la lueur de la lune les soirs où je ne pouvais dormir.
Nous étions proches de l’académie quand Thorondor a soudain pris une flèche dans l’aile gauche et s’est écroulé plus loin. J’ai eu le temps de voir les gardes au sol et j’ai eu peur. Les lois inter-royaumes autorisaient la poursuite d’un esclave en fuite. Le temps que Thorondor arrive à se relever, je suis restée à ses côtés, et il m’a intimé de fuir. Par images – je vous laisse deviner comment -, il m’a montré que c’était moi qu’ils souhaitaient tuer, et que lui pouvait aller se cacher. Qu’il me rejoindrait à Lindorm plus tard. Les lois le protégeaient lui, dragon, mais pas moi, esclave. Je l’ai écouté alors j’ai couru. Plein Sud, j’ai couru. Et le planer qu’a réussi à faire Thorondor m’avait permis de garder assez d’avance pour arriver aux portes de l’académie sans qu’ils ne m’aient trop rattrapée.
Et j’ai hurlé.
«
Laissez-moi entrer ! »
Aucune réponse. J’ai alors frappé désespérée de toutes mes forces sur la porte, avec mes poings et même mes épaules.
«
Je vous en supplie, laissez moi entrer, je suis une esclave fugitive ! Je veux juste être libre ! »
J’ai continué sans fin à hurler, à marteler la porte, mes doigts se couvrant de sang, et une question s’est imposée dans tout ce fouillis : pourquoi m’auraient-ils ouvert ? Sans dragon, je ne suis qu’une source d’ennuis. J’ai alors maudit Thorondor et ses idées « débiles », tout en me disant que j’étais foutue. J’ai hurlé, encore et encore. J’ai frappé, encore et encore. Quand le bruit des sabots sur le sol se fit entendre, j’ai lancé mes dernières forces dans la bataille.
Là, les larmes commencèrent à couler.
«
Je vous en supplie ! » hurlai-je, la voix rauque et les yeux fous.
Quand les cavaliers n’étaient qu’à quelques mètres de moi, Thorondor est arrivé et m’a protégée de son corps. Cela a arrêté les gardes qui ne pouvaient faire de mal au dragon qui avait déjà une flèche fichée dans l’aile. Moi, je me suis recroquevillée et j’ai sangloté, n’ayant plus la force de rien. Qu’ils me tuent. Qu’ils me massacrent, comme ils n’ont pas hésité à le faire avec mon frère, avec le reste de ma famille, en oubliant l’être humain derrière. En oubliant que j’ai une dignité, moi aussi, que j’avais juste envie de faire valoir… tant pis. Je n’en pouvais plus. Je voulais qu’on me laisse… et si cela devait passer par la mort…
La suite s’est déroulée comme dans un rêve. J’ai senti la porte s’ouvrir derrière moi et un homme s’avancer. Oui, un homme, je l’ai reconnu à sa voix grave et calme. Il nous a alors demandé à Thorondor et moi si nous voulions passer l’épreuve d’alliance. Sans détail. Je n’ai pas pu répondre, et j’ai senti Thorondor se tendre tout entier. J’ai senti son angoisse grandir. Quelle angoisse ? Encore une fois, les sentiments du dragon m’échappaient. Et moi, je n’ai pas pu répondre, toujours prostrée et incapable de lâcher mes genoux, mes larmes… L’homme a alors précisé sa question.
«
Souhaiteriez-vous passer l’Epreuve d’Alliance avec votre dragon, mademoiselle ? Sans quoi, l’Académie de Lindorm ne peut rien pour vous et je serai contraint de vous livrer à ces gardes. »
Là, ce fut mon angoisse qui grandit. Et je me suis rendu compte que la décision ne m’appartenait pas, mais elle appartenait à Thorondor. J’ai su pourquoi j’avais peur. Le comportement du dragon n’avait qu’une cause : il ne voulait pas être lié à moi. Il avait peur d’être lié à moi. Or, c’est exactement ce qu’a proposé le membre de l’Académie : nous lier, définitivement, tous les deux. Et il ne voulait pas ça.
Alors pourquoi avait-il tout fait pour me tirer de mon esclavage ?
Et soudain, j’ai senti son approbation. J’ai senti qu’il était d’accord. Il m’a transmis une image, où je me lève et je dis oui. J’ai eu l’air tellement forte sur cette pensée… parce qu’en réalité, cela s’est déroulé avec plus de pittoresque.
«
Il est d’accord… ai-je réussi à murmurer d’une voix rauque.
Il… Je… Nous sommes d’accord. Nous sommes prêts à passer l’épreuve d’alliance. »
J’ai cherché le contact, je me suis blottie contre sa jambe, et j’ai attendu. Ils sont partis. Les gardes sont partis et j’ai dû attendre un peu avant de pouvoir penser bouger. Thorondor m’a attendue et après, nous sommes rentrés dans l’Académie. Je n’ai pas arrêté de trembler, je crois.
Ils nous ont laissés quelques jours de repos, quelques jours où Thorondor ne m’a pas lâchée. Il a été avec moi tout le temps, et sa force m’a aidée, m’a fait permettre de pouvoir un peu relever la tête. Et enfin, au bout de trois jours, je me suis sentie prête à passer l’épreuve, et j’ai senti Thorondor fier. Pour autant, ce n’est pas fini.
L’épreuve se déroula dans le Nord, dans la glace, et nous avons eu le plus grand mal à supporter le froid dès le premier pas dans la neige, nous qui sommes habitués au climat méditerranéen d’Aeria. Je dois reconnaître que j’ai trouvé ce paysage magnifique : la douceur visuelle de la poudreuse n’avait d’égale que le mordant de son froid. Thorondor a eu plus de mal que moi. Ses ailes se sont très rapidement givrées et il n’a pas pu voler. J’ai souvent senti le regret, dans son cœur, le regret d’avoir accepté, et j’ai plus pensé à ce qu’il se sente bien qu’à survivre.
Le premier obstacle à surmonter fut le froid, avant que je me souvienne de mes leçons. Des histoires de mes aïeux qui ont voyagé pendant des décennies, et qui aimaient particulièrement les terres du Nord. Mais on a vaincu le froid, la neige, le vent, seuls. Et c’est Thorondor qui a été le plus mal en point. Il a eu vraiment eu du mal à supporter le froid, et j’ai cru pendant un instant qu’il allait mourir tant il se traînait.
Le lien s’est fait quand je suis partie chasser. Je n’ai fait que quelques pas hors de la caverne que l’on a trouvée quand un rugissement a retenti. J’ai couru et j’ai vu Thorondor en plein combat avec un léopard. Dans tout cela, nos sangs se sont mélangés dans la neige, et j’ai achevé de mon couteau le félin.
«
Oubliez moi…, ai-je alors murmuré.
-
Moi aussi... »
Mon esprit s’est ouvert et j’ai entendu sa voix. Très douce, très posée, très basse, et mon corps a frissonné. Je l’ai fixé dans les yeux et lui aussi a compris que j’ai entendu. Que nous sommes désormais liés. Qu’on a réussi.
Que je suis désormais une femme libre.