La colère. Sentiment destructeur s'il en était. Sentiment qui était jugé peu acceptable de trop montrer en public sous peine sous peine de passer pour un hystérique, un dérangé, un déséquilibré. Sentiment que Nathanael avait toujours cherché à réprimer et qui pourtant lui hurlait de le lui laisser la bride sur le cou. Qui vrombissait à ses oreilles, l'assourdissant presque. Il aurait donné n'importe quoi pour boxer un mur, hurler un bon coup, exprimer ce qu'il ressentait. Sauf que dans le couloir où se trouvaient les bureaux des professeurs, ce n'était pas exactement bienvenu. Il aurait préféré ne pas y être ; seulement, il n'avait guère le choix.

Situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Le père de Maelen était mourant et avait appelé son fils à son chevet en urgence. A Nathanael,donc, de prévenir les membres du corps professoral en bon délégué qu'il était. Et surtout en bon ami. Jusque là il n'y avait pas de souci, il trouvait même cela plutôt normal. Il avait accepté ces responsabilités dès qu'il avait accedé au poste de délégué. Rien de bien renversant en somme. Seulement voilà. Parmi les-dits membres du corps professoral, il y avait Shaem Nazarian. Shaem Nazarian dont le dragon s'était accroché avec Indra, ce qui avait conduit à la blessure de Silia ; Shaem Nazarian qui avait piétiné les sentiments de Maelen en le rejetant sans la moindre once de délicatesse ou d'empathie ; Shaem Nazarian enfin qui les avait menés, lui et Silia, au conseil de discipline. Le premier de sa vie et il espérait bien le dernier. Autant dire, donc, que le jeune Aerien n'était pas exactement dans les meilleures dispositions à son égard. Le fait qu'il ait rendu visite à Silia à l'infirmerie puis aidé Raphaël – son estomac fit un soubresaut en pensant à lui – ne comptaient guère par rapports à ses tords. Ou du moins, c'était sur eux que l'esprit de Nathanael se focalisait.

Adossé au mur du couloir, le jeune homme prenait de grandes inspirations dans l'espoir de se détendre. IL n'allait définitivement pas lui hurler dessus, même si ce ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Seulement voilà, on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie ; et il n'allait pas mettre en danger sa place à Lindorm pour cela. Il avait signé pour cinq ans, il irait jusqu'au bout, bon sang ; et en limitant la casse au maximum.

Quand il s'estima suffisamment calmé – ce qui lui prit quand même plusieurs minutes- il quitta le mur et alla frapper à la porte du bureau du professeur de monte draconique. Une voix étouffée l'enjoignit à entrer ; il suivit donc ses indications, son expression la plus neutre possible. Il ne pouvait pas exprimer sa colère, c'était un fait ; mais il ne pouvait pas non plus se montrer souriant. Non là, c'était juste impossible. Et sourire alors qu'il annonçait la mort prochaine de quelqu'un ne se faisait pas.

« Monsieur Nazarian. » salua-t-il, poli mais dépourvu de réelle chaleur.

Le lieu était d'une sobriété frappante, nota-t-il, observateur comme toujours. Quelques livres et deux peintures, ce n'était pas ce que l'on pouvait appeler une décoration intérieure particulièrement recherchée...Réflexion de jeune noble habitué à vivre dans le luxe et l'opulence peut-être. Enfin, ce n'était pas la première fois qu'il avait remarqué cet état de fait, puisque ce n'était justement pas la première fois qu'il venait dans ce bureau ; en effet, ils avaient déjà discuté d'un problème concernant un Ventus.

Le délégué lorgnait plus ou moins discrètement sur la chaise disposée devant le bureau, attendant que le professeur de monte draconique lui fasse signe de s’asseoir.

La guerre psychologique était déclarée.

Nathanael restait immobile. Silencieux. Tâchant de ne pas paraître trop agressif ou de mauvais poil. Il s'efforçait de paraître détendu, comme en cours. L'idée de risquer un deuxième conseil disciplinaire pour avoir osé passer sa mauvaise humeur sur un professeur n'était pas des plus enthousiasmantes, bizarrement. Un seul lui avait largement suffi. Plus jamais ça, ses nerfs risquaient pas de le supporter, et sa fierté non plus. Alors oui, il se contrôlait. Ne laissant pas transparaître ce qu'il ressentait.

Loin dans son esprit, il sentait Calliope lui communiquer des pensées apaisantes, n'osant pas intervenir dans la conversation sans pour autant le laisser totalement seul.

Y compris lorsque le professeur, qui avait repéré son manège, le laissa poireauter quelques instants avant de finalement lui dire qu'il pouvait s'assoir. Ce n'était pas par impolitesse qu'il s'était comporté ainsi, mais bien pour le juger. Il n'avait rien à redire sur son travail en tant que professeur, en témoignait la qualité de ses cours et l'aide qu'il avait apportée à Raphaël. C'était donc l'homme qu'il voulait connaître. Pour le moment, le Narth se débrouillait bien : il lui avait prouvé qu'il n'était pas dupe ; et pourtant, sans grand éclat. Rien de tel que le non-dit pour savoir ce genre de choses. Finalement, peut-être bien que le jeune homme représentait mieux la noblesse d'Aeria qu'il voulait le croire. Il avait grandi dans un univers de paraître, de non-dits et de faux-semblants ; il ne pouvait pas renier son passé et de faire comme s'il n'avait pas été influencé par son milieu. C'était impossible : ce qui prouvait bien qu'il avait été un peu idiot de croire qu'il pouvait tirer un trait dessus lorsqu'il était arrivé à Lindorm.

Ses sourcils se froncèrent légèrement au tutoiement que le professeur venait d'employer, mais il ne dit rien. Il n'aimait guère se faire tutoyer de la sorte par un professeur. Pas par snobisme, au nom d'il ne savait quelle fierté nobiliaire. Non. Simplement parce que cela supposait une familiarité qui n'existait pas avec le professeur Nazarian. Familiarité dont lui-même ne pouvait pas faire preuve. Naturellement. Nazarian était professeur, et il était élève. Cela lui rappelait un peu trop bien qu'il n'était pas en position de force ici. Et bon sang, il détestait avoir cette impression. Un seul mot de son professeur, et son dossier scolaire pourrait en pâtir.

« Non, tout va bien en ce qui me concerne. » répondit-il simplement une fois installé. Le dos bien droit, son regard fixé sur son vis-à-vis. Il n'était plus l'enfant apeuré qui gardait son regard fixé sur le sol en permanence. Il était un adulte, maintenant.

Si l'on se concentrait uniquement sur ses cours, particulièrement celui de monte draconique, c'était exact. Calliope allait bien, donc il allait bien. Il n'était certes pas le meilleur élève de sa promotion -bien que s'il y avait du avoir un classement, Nathanael n'aurait pas à rougir de sa place-, mais il était travailleur, appliqué, avide d'apprendre. Les études étaient toujours ce qui lui avait le mieux convenu, après tout....Peut-être pourrait-il devenir professeur à Lindorm, qui savait ?

Assez de rêveries, il était là pour un sujet sérieux. Il valait mieux ne pas faire attendre son interlocuteur. Il n'allait pas retarder le moment où il révélerait le motif de sa venue et se faire tirer les vers du nez juste pour le plaisir de voir le professeur Nazarian perdre patience.Voire s'énerver. Certainement pas. Etre dans le collimateur d'un membre du personnel enseignant ne le tentait pas plus que ça.

«Je viens vous informer de l'absence prochaine de Maelen Ortega. Son père étant mourant, il l'a appelé à son chevet...  » dit-il simplement, calme mais avec la gravité nécessaire. C'était quand même une mort prochaine qu'il annonçait, pas un simple problème entre élèves.

Cependant, il n'allait pas adoucir les faits, ce n'était pas dans la nature du jeune homme. Mais enfin la bombe était lancée. Restait maintenant à voir la réaction du professeur, et ça, ça risquait d'être intéressant. Parce qu'il se contentait de réagir comme tout autre professeur l'aurait fait, et bien tant pis ; mais s'il réagissait ne serait-ce qu'un tant soit peu plus violemment, cela prouvait qu'il se préoccupait encore de Maelen. Cette information lui paraissant vitale. Parce que Nathanael s'inquiétait pour Maelen depuis qu'il l'avait trouvé en larmes dans la salle de classe. Tout bêtement.

Il souriait intérieurement, s’efforçant de ne pas avoir l’air trop satisfait de lui-même. Pour son impassibilité quasi-parfaite malgré le contexte plutôt difficile de cet entretien, étant donné ses nombreux griefs qu’il avait contre le professeur de monte draconique et la raison même de sa venue ici –il était venu annoncer un deuil, quand même, c’était un sujet bien plus difficile à traiter qu’une simple querelle entre étudiants ou une question qu’il aurait dû relayer auprès du professeur Nazarian. Si cela n’avait été que cela, il aurait pu être parfaitement calme, apaisé, comme le jeune noble parfait qu’on l’avait éduqué à être ; son masque du quotidien. Sauf que là, non. Cela concernait Maelen, bon sang, le premier ami qu’il avait eu dans la noblesse aérienne, la seule raison pour laquelle il avait été heureux d’aller à des réceptions chez Borus Ortega : parce qu’il savait qu’il allait retrouver son ami. Evidemment cela prendrait du temps pour qu’ils retrouvent le degré d’entente qu’ils avaient à l’époque. Naturellement. Des années s’étaient écoulées entre le moment où leurs chemins s’étaient séparés et le moment où ils s’étaient retrouvés ; des années qu’on pouvait difficilement passer sous silence ou occulter.

Et surtout, Nathanael était satisfait de voir que le Saabi avait réagi de manière vraiment spontanée pour la première fois depuis le début de leur entretien. Loin des conventions existant entre élève et professeur. Non, là, il avait l’air contrarié. Ce qui était plutôt bon signe. Puisque si cette réaction avait été si spontanée, c’était donc qu’il se souciait encore un peu de Maelen. Peut-être pas de l’amour comme son ami l’aurait voulu, mais au moins une certaine affection, un souci de l’autre. Après, il était difficile de tirer un trait complet sur onze années passées ensemble, même si Maelen n’avait pas été, comment dire.. le plus délicat à propos de son affection pour le Saabi. Mais c’était ainsi que Maelen était, très entier ; et Nathanael n’était pas stupide au point de croire qu’éviter Shaem n’était pas douloureux pour son ami. Autant que ne pas avoir la possibilité, le droit même, de s’approcher de Silia suite à la décision du conseil de discipline. Décision qu’il ne comprenait toujours pas, qu’il ne pouvait pas comprendre.
Mais il s’égarait ; d’autant plus que le professeur venait de lui poser une question.

« Il l’a reçue hier ou avant-hier il me semble.  »

Calme, serein. Comme s’il n’avait pas conscience de lâcher une bombe, comme s’il n’était pas au courant de la relation entre Maelen et Shaem, comme si Maelen n’avait pas pleuré sur son épaule ce fameux soir. Comme s’il n’était qu’un délégué ordinaire faisant son travail.

Ce qu’il n’était pas de toute évidence, mais cela, Shaem n’avait pas besoin de le savoir. Il n’avait pas besoin de savoir que Nathanael savait. Principe de base. A quoi cela aurait-il mené de dire «  Je sais que vous avez été esclave fut un temps, je sais que Maelen est amoureux de vous » ? A part donner un coup de pied dans la fourmilière et se mettre potentiellement dans le pétrin, rien. Il avait déjà assez donné, merci.

«Non, il part demain matin d’après ce qu’il m’a dit . »

Et si Shaem se dépêchait un peu, il pourrait même attraper Maelen avant que celui-ci n’aille dîner. Ce qui ne pourrait pas faire de mal d’ailleurs ; alors autant écourter l’entretien, le délégué Ventus avait accompli son devoir.

«Puis-je me retirer, monsieur  ? » interrogea-t-il finalement. Poli et innocent comme l'agneau qui vient de naître.

Il avait l’impression que quelque chose pourrait se passer si ces deux-là parvenaient à se parler, à discuter. Certes, ils allaient bien finir par se reparler un jour ou l’autre... mais il n’y avait pas de mal à aider la nature, non ?