Je ne suis pas née dans n'importe quelle famille. Je suis une Garcez. Avec tout ce que cela pouvait signifier en Aeria. Bianca, la Majestueuse Flèche d'Albâtre, le palais Garcez, c'était là tout mon univers. A vrai dire, je ne suis jamais sortie de cette cage d'or et de marbre blanc. Je ne connaissais rien du monde en dehors des livres que mes professeurs me faisaient étudier. J'étais la troisième fille, et tout ce que l'on espérait pour moi était un mariage d'intérêt renforçant notre fortune et notre position sociale. Troisième fille, juste bonne à rêver ma vie. J'aimais les grandes ballades, les gestes épiques. J'aimais rêver des heures devant la fenêtre du palais, à regarder le firmament. Mes sœurs, ma mère et moi vivions toutes dans la même aile du palais, entourées d'esclaves - je veux dire de domestiques, bien sûr, c'est interdit, maintenant - exclusivement féminines.
Ne croyez pas que d'avoir aboli l'esclavage le fit disparaître d'un coup de baguette magique chez ceux qui avaient toujours pratiqué le commerce humain. On faisait sous le manteau ce que nous faisions au grand jour.
Moi, j'ai jamais trouvé ça anormal : c'était ma vie, mon quotidien. J'étais la troisième. Et je n'avais d'autre sujet d'émerveillement que les histoires de mes livres.
Il n'y avait pas d'hommes avec nous, jamais. Mon père ne l'aurait pas permis. C'était une manière pour les nobles de s'assurer que les femmes de la maison reste pures. Et une manière pour lui, homme, d'avoir un large choix de maîtresses. Cela je l'ai appris très tôt, de la bouche amère de ma génitrice. Ma mère était une grande Dame, très belle, et pourtant, elle était logée à la même enseigne que nous toutes. L'aile des femmes. Une prison dont seul le mariage nous libérerais. Ma mère allait aux dîners, aux galas, aux orgies de nourritures et de bruits, dans toute la décadence de notre somptueuse capitale.
La merde jonche bien plus souvent le marbre des palais que les masure des miséreux. Et mon cœur rêvait au monde, à quelque chevalier, monté sur son dragon. A l'âge de dix-sept ans, je fut promise à mon tour. Mes sœurs avaient quitté la maison, et l'on m'avait trouvé quelque parti intéressant. Je serais bientôt en âge. On organisa une rencontre. Oh, ce n'était pas pour moi, c'était pour qu'il puisse jauger de la marchandise. Il avait quarante ans. Il n'était pas très beau, sans être clairement repoussant, son embonpoint rendait ses habits trop ajustés ridicules. Et il était mon fiancé. Je devais être jolie et me taire. Je le fut. Me taire, je savais si bien le faire. Je picorais plus que je ne mangeait lorsqu'il s'empiffrait. Derrière moi, je sentais Dyonée se tendre de dégoût.
Je n'ai pas parlé d'elle. C'était, depuis mes quatorze ans, mon esclave personnelle - ma domestique, pardon. Notre entente avait été immédiate. Elle était belle comme le jour et je l'admirais profondément. Elle venait de Narthan, et sa peau mate et ses cheveux clairs trahissaient son lignage Roroa. Elle me parlait du monde et avait dans les yeux cette flamme que j'aimais tant, toute blottie dans ses bras, avec ses longs doigts qui me caressaient les cheveux. Elle me contait le monde. Peut-être inventait-elle même. Je la soupçonne à présent d'enjoliver les choses pour me complaire. Et je l'aimais tendrement. Et elle m'aimais. Je connus les femmes avant de connaître les hommes, avant de me retrouver dans ce cabinet d'aisance, en face de ce type qui dévorait un pilon de caille tout en me parlant de son palais, tellement plus somptueux que cette bicoque. Je n'avais que faire de sa robinetterie en or. Moi, je l'écoutais pourtant, en hochant la tête à un rythme de métronome.
Lorsqu'il fut partit, non sans m'avoir embrassé la main goulûment, je retrouvais les bras de Dyonée et alors seulement je pleurais. Je pleurais pour mes sœurs, pour le prix que nous payions toutes pour ces palais de marbres et ces bassins d'eau chaude avec vue sur le firmament. Et, ma forte, ma fière, ma chérie, pleura avec moi sur la cruauté du monde. Je ne l'avais jamais vue pleurer. Et à présent, j'ai compris. J'ai fermé les yeux dans son giron, pour les rouvrir sur un monde glacé dont elle avait disparu.
Où es-tu, toi ma précieuse, qui entre toutes, savaient me faire rire et rêver ? J'ai pleuré, pleuré alors que mon père dépêchait sa garde à sa poursuite. On ne l'a jamais retrouvée. Et je découvris pour la première fois le monde avec des yeux pleins de larmes d'amour enfui. Seule, à nouveau. Seule avec juste le vent pour hurler ma peine. Seule face au vide, à appeler ma douce amie, ma seule amie, ma seule amante.
La vie a bien dû continuer. J'avais vingt ans lorsqu'on me maria. Vingt ans, la poitrine lourde de tous mes rêves brisés en morceaux. Des rêves où Dyonée revenait me chercher et où nous partions pour un monde meilleur. Je fit mon deuil de mes rêves et de mes espoirs. Je les remisaient sous un sourire faux. Devant moi, lors des festivités gargantuesques du banquet de mariage, toute ointe d'huiles précieuses et parée de mes voiles nuptiaux, je regardais les festivités sans les voir. Jusqu'à l'apparition d'un troupe de saltimbanques. Jongleurs, danseurs, magiciens, je les regardaient et leur numéro m'émerveilla. Je me souviens m'être exclamée, alors que j'applaudissais. Peut-être mon époux voulait-il m'être agréable, toujours est-il qu'il leur demanda de se produire pour le reste des festivités - un mariage était une fête de près d'une semaine afin de satisfaire les appétits orgiaques de tous les convives. Ils seraient donc logés dans mon nouveau palais, ainsi qu'il était de coutume. Et je vis le bouffon, un nain avec un chapeau grotesque, me faire un si noble salut que j'ai battu des mains de plaisir.
Cette nuit-là, je devins une femme et versais mon sang sur les draps blancs. Je me souviens avoir détesté cela. Mon époux n'était pas un sale type, il faisait des efforts pour me plaire, pour m'être agréable. Mais à cette époque, j'étais trop meurtrie pour le voir. On m'avait élevée à être une bonne épouse, à faire tout ce que l'on me dictait.
Les saltimbanques m'entouraient. Le nain était là, aussi. Et il me souriait. Et il était si plein d'esprit que j'oubliais sa difformité. Ils me parlèrent des heures et je découvris le monde dont je ne savais que si peu de choses par leurs yeux. Un monde de couleurs chatoyantes, de gris et de blanc, de noir et de rouge carmin.
Trois nuits après la perte de ma virginité, je me donnais à un autre, comme une revanche, un cri silencieux. Je choisis le plus laid, comme pour me moquer du monde d'apparences dont j'étais prisonnière. Ce n'était pas les bonnes raisons. Je l'ai amèrement regrettée, car j'ai fini par aimer cet homme coincé comme moi dans la cage de son propre corps. Sept jours durèrent mes noces. Et au bout de sept jours, je quittais enfin le palais, bien cachée dans la roulotte de ces bohémiens.
Il m'apprirent le jonglage et la magie. Je fut pourchassée, mais habilement grimée, nous avions depuis longtemps quitté Aeria la Blanche pour Narthan. La patrie de ma douce Dyonée m'apparut comme un mirage au milieu des sables. Beautés de toits d'or chatoyant et de murs ocre. Fenêtres et coursives. Voilages safran. Et la chaleur accablante sur ma peau sensible. Si j'eu un instant l'espoir de la revoir, tel un mirage, tel un conte galant, elle n'apparut jamais dans quelque cour, à manger des dattes comme toutes les élégantes parées de leurs voiles vaporeux.
Miguel, c'était là le prénom de mon petit amant, et moi jouissions de la douceur Narth, nous faisions inviter dans les demeures des plus riches afin de les esbaudir de notre art. Je devenais douée pour la magie, comme si j'avais toujours fait ça. Peut-être avais-je vraiment toujours fait cela, au fond de mon cœur.
Vivre sur les routes n'était pas facile pour moi, petite colombe qui ne savait rien de la dureté de la faim, de la fatigue et du travail. Mais je finis par m'y faire. Miguel me le faisait oublier, embrassait mes pieds fatigués et me contait mille légendes pour adoucir mon cœur les jours où la colère me prenait comme un caprice. Oui, Miguel savait y faire avec les femmes. Il me tatoua à Narth, de la rose des vents. Symbole de notre vie de bohème. Symbole de mon appartenance à leur monde. J'avais trouvé ma place.
Près de quatre ans s'écoulèrent ainsi, bercée de mon existence nomade, moi qui n'avait jamais été plus sédentaire dans mon passé. Je découvrais enfin le monde que j'avais toujours attendu. Il y eu beaucoup de désillusions mais beaucoup d'enchantements. Contempler la majestueuse et glaciale Valhöll, explorer les jungles de Jergath, admirer le couchant sur Brightown... Mille splendeurs du monde. Cette vie me satisfaisait. Je la pensais naïvement faite pour durer pour l'éternité.
Nous répétions tranquillement nos numéros lorsque je la vit pour la première fois. Je me suis arrêtée, saisie, entre effroi et surprise. La tête effrayante du dragon à quelques mètres devant moi. Mais la bête ne nous massacra pas. Elle semblait attendre quelque chose. Comme si elle nous connaissais. Prudemment, nous décidions d'ignorer sa présence plus curieuse qu'hostile et nous avons reprit nos répétitions.
Le dragon resta avec nous pendant plusieurs jours, restant à distance respectable. Nous ne la voyions plus par moment et puis elle réapparaissait soudainement pour nous regarder.
Ce manège dura plusieurs semaines et la troupe s'en amusèrent. Malgré moi, le dragon me fascinait. Gros animal, aux ailes démesurées, il avait en vol une grâce à nul autre pareil et sa noirceur étrange, aux reflets de pétrole, lui faisait un camouflage naturel. Je surpris dans son œil des lueurs de fascination céleste pour nos numéros.
Alors, parce que je m'attachais étrangement à sa présence, je jouais de ma magie pour lui complaire. Alors que je lui faisais une révérence impeccable pour clore mon petit numéro, il baissa gracieusement son cou et son étrange tête frôla la mienne, nous causant à tous les deux une sorte de décharge électrique qui nous surpris mutuellement.
Voilà comment Erzulie est entrée dans ma vie. Elle, éprise du ciel et de la liberté, moi éprise de la même chose qu'elle, nos cœurs se répondaient, comme une résonance étrange. Nous pouvions parler des heures sans mots, seules et heureuses. Miguel fit semblant d'être jaloux de ma nouvelle amie et la vie reprit ainsi, avec une dragonne comme compagne régulière.
Cela dura une année supplémentaire, Erzulie restant toujours non loin de nous et nous nous pensions bénis des dieux pour avoir une si formidable compagne de route.
La vanité des hommes se payera toujours. Et le bonheur est une chose bien amère et douloureuse. Une chose fragile, prête à voler si aisément en éclats...
Nous nous pensions libres, invincibles imbéciles heureux. Et leurs corps autours de moi, les chaînes à mes poignets me rappelait notre impudence. Nous ne serions jamais libres. Nous ne serions jamais que les esclaves d'un monde totalitariste.
Les fers étaient lourds, aussi lourds que mon cœur à cet instant en contemplant le corps sans vie de Miguel. Mes larmes avaient une amertume étrange alors que je le pleurais, lui qui avait été mon compagnon si longtemps. Je me promis de ne laisser plus jamais un homme autre que lui s'approcher de moi. Que ce petit bout d'homme qui avait su m'aimer. Je ne pourrais oublier nos rires, notre vie, notre complicité. Et l'on m'emportait vers Aeria. Et je portais les chaînes de ma liberté. Erzulie était quelque part où le vent pouvait la porter. Et moi j'étais seule.
J'avoue avoir tenté de sauter à l'eau à peine avais-je pied sur le navire vers une nouvelle captivité. Je voulais me noyer, rejoindre mes frères et sœurs de la troupe. Rejoindre mon amant. Il fallut me ligoter et m'enchaîner à fond de cale. Je ne mangeais plus, buvant à peine. L'on m'enchaînait comme une esclave pour avoir voulue être libre. La liberté est un bel idéal mais tant que les hommes seront hommes, ils enchaîneront les femmes à leur lit pour être sûrs qu'elles ne pourront pas fuir à la poursuite de leurs rêves.
Combien de temps dura le voyage ? Je l'ignore. j'avais perdu, dans le noir, la notion des heures, des jours ou des semaines. Moi, traitée comme une criminelle, seulement pour avoir voulu partir. Mes amis, mon compagnon massacrés comme des hors-la-loi simplement pour avoir partagé la même soif que moi...
J'avais toujours été dénuée de haine ou de colère - mes aversions ne m'apparaissaient à présent que comme les caprices d'une petite fille - mais de l'obscurité naquit une véritable haine contre ce monde capable de tuer des innocents et d'enchaîner une femme qui avait simplement quitté son mari, sans tuer personne ou faire de mal à quiconque.
Le voyage interminable, ne se termina jamais vraiment. Marquée dans ma chair et dans mon cœur, je sentis un jour une secousse étrange et un bruit assourdissant fit éclater le silence de ma prison. Une onde terrible, d'une puissance phénoménale secoua le navire et l'éparpilla comme du petit bois. Je perdis conscience alors que le navire prenait l'eau de toutes parts. Je me réveillais au dessus du monde, ballottée dans les serres d'Erzulie, avec un monde minuscule de toutes petites fourmis. L'air rare me brûlait les poumons, le froid m'engourdissait toute entière, le vent glacial de l'altitude m'assourdissait complètement et je voyais le ventre noir et chaud de la dragonne juste au dessus de moi.
Je crois avoir demandé pourquoi, sans savoir si mes lèvres gercées avaient seulement pu articuler un son. Et elle m'a répondu. Elle m'a dit que j'étais semblable à elle, que nous portions le même rêve et qu'elle n'avait pu se résoudre à laisser les mortels enchaîner une âme de dragon qui était née sans être pourvue d'ailes.
Ses propos, je ne les ai jamais vraiment compris. J'ignorais ce qu'elle avait voulu dire et je pleurais sans pouvoir détacher mes yeux des villes si petites que je comprenais à cet instant ma vacuité. Je n'étais rien, dans cette immensité. Rien qu'un petit point dans l'espace, portée par les ailes formidables de la dragonne céleste.
Je mis près de deux semaines à me remettre physiquement. Erzulie m'avait menée à Faillaise. Une ville Wyrm, moi qui ne m'étais jamais préoccupée de ces hors-la-loi me retrouvait en leur sein. Et l'on m'accueillit étrangement chaleureusement. On me soigna, me nourrit et s'occupa de moi sans questions. Ces étrangers firent plus pour moi que ceux qui avaient été ma véritable famille en Aeria. On pensa les blessures d'Erzulie, reçue dans l'attaque du navire qui me ramenait captive. Ce n'était que des entailles bénignes pour un dragon et ses puissantes lames d'air avaient eu raison du tas de bois dont s'enorgueillaient les marins.
J'avais l'amitié d'un dragon, peut-être cela leur suffisait-il. J'étais la bienvenue, m'avait-on dit, si je souhaitais rester. Alors je restais. Le temps de me remettre. J'appris la vie et les idéaux de ces hommes et femmes qui luttaient pour une chose qui m'était tout aussi chère : la liberté.
Erzulie et moi avons parlé, longtemps. De choses de dragons. De l'Alliance. Elle refusait l'Alliance classique. C'était une laisse mise à un dragon : ça n'avait aucun sens pour elle, trop ivre de ses rêves d'étoiles. Elle ne voulait pas plus que moi être comptabilisée, muselée et devoir supporter des années d'académie. Cela ne rimait à rien, ni pour elle, ni pour moi. Nous ne voulions pas être soldates. Nous voulions être libres.
Nous sommes restée près de deux ans à Faillaise. J'avais à présent vingt-neuf ans et cette vie dure m'apprit beaucoup. La vie était difficile dans ces territoires, nous luttions tous pour notre survie au quotidien. Le rêve de liberté avait un prix. Celui d'une vie loin du faste et de l'abondance.
Je côtoyais quelques militaires Wyrms, apprenant leur cause et leurs raisons de se battre. Miguel, Dyonée, tous ceux qui m'étaient chers étaient morts ou disparus. Et moi ? Que pouvais-je bien faire ?
Alors j'ai choisi. Nous avons choisi, ma dragonne des étoiles et moi. Puisque la liberté est à ce prix, nous allions nous battre, à notre échelle. Nous avons tenté l'Alliance renégate, malgré notre inquiétude. Et ce soir-là une étoile a brûlé ma peau près du cœur, mon pouvoir est né. Ce soir-là, auprès d'Erzulie, le monde est devenu limpide. Notre liberté ne saurait s'entraver d'une alliance car c'est ensemble que nous avions choisi de la conquérir.
Prendre plutôt que de subir.
Je ne suis qu'une soldate, et Erzulie rien qu'une dragonne parmi toutes les autres. Nous sommes minuscules, vues d'en haut. De simples figurines de plomb comme celles que déplacent les généraux sur leurs cartes. Mais nous, nous sommes libres. Et nous aidons à notre manière, sans aller au front. Nous aidons ces ports Wyrms à fonctionner, nous repoussons les limites de l'Inconnu et nous débroussaillons les régions inhospitalières.
Nous conquérons, chaque jour un peu plus, notre si précieuse liberté...