En se réveillant ce matin-là, Jordanne se posait tout plein de questions...

S'adossant à la tête de son lit, elle ouvrit le tiroir de sa table de nuit d'ordinaire fermée à clé pour en sortir deux lettres venant de chacun de ses frères. Sans dire un mot, elle les observait, les sourcils froncés, tentant de réfléchir à ce que cela pouvait bien signifier. Douglas lui avait dit qu'il l'aimait toujours. Elle le croyait sans peine, elle aussi l'aimerait toujours, c'était son grand frère après tout, et la petite rousse savait que les parents l'aimeraient aussi toujours, c'était leur propre chair, leur propre sang, malgré son exil et ce qu'ils en disaient. Il était si facile de mentir, encore plus à soi-même.

Mais est-ce que cela suffirait dans la guerre qui menaçait maintenant le Territoire ? Si elle venait à se trouver en face de lui, la petite Narth aurait-elle le courage de l'affronter ? Pas sûr... C'était difficile de choisir entre sa famille et son devoir.

Puis elle regardait l'autre lettre, venant de son autre frère. Arthur... Mais que faisait-il à Lindorm ? Était-il en service commandé ? Mais qui avait passé commande dans ce cas ? Et ça n'aurait pas été plus facile d'aller à la forge de Milos pour la récupérer ? En tout cas, le fait qu'il veuille la voir si tôt ce matin engendrait pas mal d'autres questions. N'avait-il pas peur qu'on les surprenne ? Pourquoi voulait-il la voir ? Voulait-il s'assurer qu'elle aille bien ? C'était étrange et un peu perturbant.

Puis la demoiselle finit par se lever de son lit, prit ses affaires et partit dans la salle de bain en silence pour ne pas réveiller ses camarades. Une fois sous l'eau brûlante, elle finit par oublier tout ce que son esprit mélangeait dans sa tête pour profiter de cet instant seule. Une fois propre, séchée et habillée, dents lavées et tutti quanti, elle descendit à la salle des repas, ne prenant qu'un seul croissant et ressortit aussi sec en le mangeant pendant qu'elle marchait.

Derrière le piédestal... Mais qu'est-ce qu'Arthur fabriquait ici ? C'était finalement la question la plus importante de toute. Mais Jordanne était toujours ravie de le voir, et ce fut avec élan et un grand sourire aux lèvres qu'elle sauta dans ses bras. Personne ne pouvait se douter qu'elle éprouvait bien autre chose que des sentiments fraternels pour lui étant donné qu'elle agissait comme ça avec tous ses proches.

- Bonjour Arthur ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas rentrer à Dali ?

Et comme à son habitude, Jo' posait tout un tas de questions avant même qu'il ne puisse s'exprimer. C'était dans son caractère.

Elle ne savait pourquoi, mais auparavant, les baisers d'Arthur avaient toujours eu cette retenue à laquelle il semblait accorder une grande importance, comme s'il ne voulait pas s'enfoncer encore plus dans le mensonge qui les liait irrémédiablement depuis qu'ils s'étaient avoués leurs tendres sentiments.

Auparavant... C'était bien le mot car maintenant, son frère ne semblait plus éprouver les mêmes craintes quand il lui vola un baiser beaucoup plus librement. Jordanne y répondit avec sa fougue habituelle mais le fossé des questions se creusait encore un peu plus... D'où lui venait cette nouvelle attitude ? C'était vraiment étrange...

Puis il se recula, gardant tout de même le contact de sa main sur la joue de la jeune femme qui posa sa main sur la sienne en fermant les yeux, savourant ces quelques minutes où ils étaient seuls avant de feindre la comédie de la famille devant les gens qui ne manqueraient pas de s'étonner. Mais la suite lui fit ouvrir grand les yeux. Peut-être avait-elle mal entendu... Jusqu'aux prochaines vacances ? Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Jo avait l'impression d'avoir perdu sa langue. Puis un superbe dragon de foudre vint se poser derrière Arthur qui l'avait attiré à lui pour le lui présenter. La jeune femme restait muette, totalement sous le choc. Elle ne dit rien, pencha machinalement la tête en avant pour saluer Tanaris sans même faire attention à ce qu'elle faisait... Mais...

Mais...

...

Ses pensées commençaient maintenant à s'entrechoquer violemment. Un dragon de foudre ? Chez les Fulgere ? Mais comment ? Pourquoi ?? Pourquoi un dragon de foudre ? Pourquoi pas un dragon de feu comme tous les McCallan depuis des générations ? Comment cela avait-il pu se produire ???

Se détachant de son frère, la jeune femme se tourna brusquement vers le nichoir où devait se trouver son allié.

- IFRIT !!

Elle ne l'appelait jamais à haute voix d'habitude mais là, Jo était trop chamboulée, trop choquée pour ne serait-ce qu'émettre une seule pensée cohérente. Ifrit arriva dans la minute, sentant l'esprit de la jeune femme en proie à un séisme sans précédent.

- Pourquoi ?? Pourquoi Arthur est allié avec un dragon de foudre ?? Réponds-moi !! Pourquoi un dragon de foudre et pas un dragon de feu ?? Les McCallan sont alliés avec vous depuis des générations ! Comment ça se fait qu'il soit allié avec un dragon de foudre et pas l'un des vôtres ???

Elle n'avait pas conscience qu'elle s'emportait et se répétait. Mais la chute de cette scène lui semblait si énorme, tellement improbable qu'elle souhaitait vraiment savoir la vérité. Mais Ifrit demeurait silencieux. Il s'était assis face à son alliée, les pattes bien plantées dans le sol et ne bougeait plus d'un pouce. Il connaissait tout de cette histoire mais ce n'était pas à lui de dévoiler quoique ce soit.

Jordanne fronçait les sourcils, voyant qu'il serait inutile d'essayer de lui arracher ne serait-ce que le moindre mot. Se retournant de nouveau vers Arthur, il pouvait voir que son regard était complètement noyé sous ce qu'elle se refusait à comprendre. Arthur... Pas un McCallan ? Non, c'était impossible... Quoique...

Mais comment ? Pourquoi ? Les mêmes questions tournaient inlassablement dans son esprit sans jamais trouver de réponse qui lui parut correcte. Alors elle ne bougea plus, attendant que celui qui se faisait appeler son "frère" daigne lui offrir un sens à tout ça...

Il l'avait serrée contre lui, puis s'était de nouveau éloigné, en proie à une confusion terrible, la même qui régnait en ce moment dans le cœur de Jordanne. Comment auraient-ils pu se douter du tremblement de terre qu'occasionnerait cette nouvelle dans leurs existences ? Arthur n'était pas son frère de sang, ils ne partageaient pas la même ascendance...

Cette information que leurs parents leur avaient toujours caché était une bombe dans la petite vie de la jeune femme qui voyait là plusieurs chemins s'ouvrir à elle. Parce que même s'ils avaient grandi ensemble, même s'ils s'étaient aimé d'un amour fraternel au début, Jo pensait bien maintenant qu'ils pouvaient avancer plus librement, elle comprenait maintenant l'attitude d'Arthur.

Pour autant pouvait-elle l'accepter aussi facilement ? Tout venait de changer d'un coup... Oh elle l'aimait toujours, ça ne faisait aucun doute ! Et elle l'aimerait sûrement jusqu'à la fin de sa vie. Mais saurait-elle supporter de vivre avec quelqu'un qu'elle ne connaissait finalement pas ? Tant de questions demeuraient à présent sans réponse...

* Ne te prends pas autant la tête, Jordanne, et réfléchis mieux que ça. Arthur est toujours Arthur, même s'il n'est pas ton frère de sang. Ce n'est pas la génétique qui crée les liens entre les êtres, ce sont les sentiments. Même nous, les dragons de feu alliés aux McCallan, nous avons su apprécier ce petit garçon courageux. Mais nos liens avec les McCallan remontent à des temps très anciens, enfin, à ce qu'on m'a dit. C'est pour cela qu'aucun dragon de feu n'a pu se lier à lui.*

Jordanne regardait Ifrit, sentant dans ces mots un véritable apaisement. Il avait raison sur toute la ligne : peu importait les circonstances de la venue d'Arthur dans leur famille, il en faisait parti et rien ne pouvait changer ça.

Et pour la première fois de toute son existence, Ifrit s'adressa en personne à quelqu'un d'autre qui n'était pas son alliée, et de vive voix en plus, faisant sursauter la jeune Ignis.

- Arthur McCallan. Toi aussi, tu réfléchis trop mais pas dans le bon sens. N'oublie pas que tu as été élevé par des gens biens, par ceux qui t'ont offert asile et protection alors que tu n'étais qu'un bébé faible et sans défense. Ils t'ont recueilli et t'ont donné tout l'amour qu'ils pouvaient, t'ont appris à forger et à te débrouiller. N'oublie pas que ce n'est pas par la naissance qu'on devient quelqu'un, mais par la puissance de nos actes.

Jo regardait Ifrit comme s'il lui était poussé une corne monumentale sur le front. Jamais il ne l'avait habitué à tant de sagesse et elle faillit même en tomber sur les fesses. Comme quoi, il fallait vraiment qu'elle se rappelle qu'il n'était pas aussi jeune qu'elle le pensait. À dire vrai, elle n'avait même jamais vraiment su son âge véritable. Mais c'était peut-être celui qui la connaissait le mieux, même sûrement.

Lui offrant un sourire reconnaissant, la jeune femme finit par se retourner vers Arthur en tendant la main vers sa joue pour la caresser doucement comme il l'avait fait il y avait quelques minutes.

- Ifrit a raison. Même si tu n'es pas de mon sang, tu restes avant tout un McCallan. Et je ne pense pas que père et mère t'aient renié depuis que tu sais la vérité, non ?

Leurs parents avaient des principes et des valeurs morales très hautes, s'ils avaient décidé quelque chose, ils s'y tenaient, peu importaient les conséquences.

Jo se laissait faire. Le baiser d'Arthur était une véritable source d'apaisement et de bonheur, et le fait de ne plus avoir à le cacher lui donnait la sensation de se voir pousser des ailes. Enfin, même si leur amour ne trouvait plus vraiment d'obstacle, il leur fallait rester prudents pour le moment.

Alors que le jeune homme la serrait contre lui et lui disait tout, Jordanne enfouissait sa tête dans le cou masculin et fermait les yeux. Peu importait que tout le monde soit au courant maintenant, il n'était pas son frère de sang, plus rien ne les retenait d'être ensemble. Mais ç'avait l'air de lui peser... Se reculant de nouveau, la jeune femme lui sourit et lui prit le visage entre les mains.

- Tu n'as pas à t'en vouloir pour ça. Et puis les choses ont changé, on est plus obligé de nous cacher maintenant. Nos parents pourront dire ce qu'ils voudront, ça ne changera plus rien désormais.

Puis elle se mit à rire joyeusement et courut vers Ifrit pour lui sauter sur le dos.

- Aller ! Appelle Tanaris et venez avec nous, on va faire un tour au-dessus de Lindorm avant d'entamer la journée !

Pour montrer son accord, Ifrit lança un petit rugissement enthousiaste. Un petit tour dans le ciel était toujours source de joie pour eux, rien n'était plus grisant qu'un vol, encore plus quand le ciel était aussi clair. Cela permettrait peut-être aussi à Arthur de délaisser ses pensées moroses et de se laisser aller à la liberté. Les sensations quand on volait sur un dragon n'étaient semblables à nulle autre et Jo adorait ces moments privilégiés.

Nul doute qu'elle les aimerait encore plus alors qu'elle pouvait le faire en compagnie de celui qui avait définitivement volé son cœur.

Spoiler:

Les sensations en vol étaient toujours exaltantes. Jordanne, ayant l'habitude des vols avec Ifrit, n'avait même pas besoin de s'accrocher avec ses mains, laissant le vent lui fouetter le visage et faire virevolter ses longs cheveux carmins. Avec un grand rire sonore, la jeune femme se sentait si légère à présent, une impression qu'elle n'avait pas éprouvé depuis trop longtemps.

Tanaris était un jeune dragon, cela se voyait à sa fougue. Ifrit était fougueux aussi mais dans une autre mesure, il savait parfois rester calme quand les circonstances l'exigeaient. D'ailleurs, là où Tanaris exagérait dans ses trajets, Ifrit se contentait de se laisser porter par la brise légère qui envahissait l'île de Laragon. C'était tellement grisant, cette sensation de liberté, encore accrue par le fait qu'Arthur et elle n'aient plus à faire semblant d'être frère et sœur. Libres de s'aimer au grand jour, de ne plus se fuir pour réprimer ces sentiments qu'on croyait intolérables.

Après de longues minutes passées dans les airs, Ifrit finit par se poser au sol. L'heure des cours approchait de plus en plus vite, trop vite à son goût. Faisant un signe à Tanaris et son cavalier, Jordanne leur sourit.

- Les cours vont commencer, il faut qu'on y aille !

Une fois qu'Arthur fut rétabli sur ses pieds, Jo lui sauta dessus comme à son habitude, toute honte bue. Lui serrant le cou entre ses bras, elle lui déposa un long baiser sur la joue, encore un peu incertaine de la manière dont une jeune femme amoureuse doit s'y prendre. Jusque là, il fallait dire qu'elle n'y avait pas réfléchi et s'était posée plus de questions sur la manière de dissimuler ses sentiments que sur les laisser s'exprimer. Une toute jeune novice dans l'art de l'amour.

- Tu commences tes cours quand ?

Un léger rouge colorait ses joues avec un petit sourire timide. Ifrit souffla à sa manière pour se moquer de son alliée et s'envola direction son nid pour s'y reposer un peu. Jordanne se retournait pour lui lancer un regard outré mais le dragon était déjà loin. Le fusillant des yeux, elle grommelait à voix basse, jurant de se venger comme d'habitude. Un rire draconique s'élevait déjà son esprit, signe qu'Ifrit avait tout entendu, même de loin.

Hmmm...

Maintenant que toutes les difficultés principales venaient de s’aplanir (parce qu'il en restait encore pas mal, oh que oui !), Jordanne se sentait brusquement intimidée par le fait qu'elle n'avait plus à dissimuler ses sentiments pour Arthur. Son amour pour lui s'était éveillé elle ne savait plus à partir de quel moment, peut-être même l'avait-elle toujours aimé depuis qu'elle était petite... Mais aujourd'hui, de savoir que c'était réel et que ça n'était pas immoral, ça changeait tout.

Tous les gestes de son bien-aimé prenaient une autre dimension, moins simples, plus intimes. Ses mains sur sa taille, sa bouche contre la sienne, tout contribuait à faire monter une pression inconnue chez la jeune femme, une pression qu'elle n'arrivait pas à identifier et à laquelle elle ne savait pas comment réagir. Il lui semblait que son cœur battait plus vite, que ses mains devenaient moites et que de son corps naissait une chaleur et une énergie qui venaient d'elle ne savait où.

Les joues de plus en plus rouges d'embarras et de plaisir mêlés, Jordanne souriait en se reculant légèrement.

- J'ai cours de soin aux dragons avec Mlle Garon.

Alors qu'il lui prenait la main pour retourner vers l'académie, la jeune femme soupira alors qu'elle aurait voulu lui tenir compagnie toute la journée. Tanaris et Ifrit avaient déjà regagné leurs nichoirs respectifs.

- Oui, je te montrerai tout ce que je connais de ce château. Tu verras, il y a des recoins assez sympas à voir.

Puis au final, Jo finit par agripper la main d'Arthur et le tira à sa suite en courant et en riant.

- Aller viens ! Je vais te montrer le chemin pour aller à la serre ! C'est là-bas que se passe les cours de la prof des Terra !

Puis les deux jeunes gens disparurent dans les couloirs en courant, dans l'éclat radieux de cette nouvelle journée...