Les yeux grands ouverts sur le plafond de la chambre qu'on lui avait attribué lors de son arrivée sur l'île de Laragon, Katell soupirait déjà. Cela faisait une bonne heure qu'elle était réveillée, elle n'avait jamais beaucoup dormi, et le fait d'attendre jusqu'à la réunion n'était pas vraiment attrayante. S'asseyant doucement, elle repoussa ses longs cheveux platine derrière ses oreilles et regardait par la porte-fenêtre le soleil qui pointait le bout de son nez.

C'était toujours apaisant de pouvoir regarder l'astre qui éclairait et réchauffait le monde, mais aujourd'hui, rien que de penser à la réunion qui allait se tenir dans la grande salle des Gouverneurs, la jeune femme n'était pas prête à communier pour l'instant avec la nature. Non pas qu'elle s'en était coupée, elle ne pourrait jamais l'être, mais elle l'avait mise dans un coin de sa tête en attendant.

Se levant, Katell rejoignit sa salle de bain et prit le temps de se doucher longuement avant de se sécher et de revêtir une robe vert émeraude, sa couleur préférée. Puis elle mit ses bijoux favoris, se maquilla légèrement pour paraître un minimum sophistiquée, et passa rapidement sur le balcon pour saluer Glaurung, lequel avait élu domicile sur cet espace un peu étriqué, pas trop pour lui qui était de petite taille par rapport à la plupart de ses congénères.

- Bonjour Katell, bien dormi ?

- Bonjour Glaurung. Disons que je préférerai être à la maison.

Il savait très bien pourquoi elle disait ça. À Keven, même si elle devait supporter ces imbéciles et fats de conseillers, c'était chez elle et elle ne sentait mieux nulle part ailleurs. Posant une main douce sur le front de son allié dragon, la jeune femme sourit et rentra à l'intérieur, tandis que son compagnon prenait son envol pour chasser.

Les couloirs de la Tour Perlée étaient longs pour la plupart, infiniment trop longs et surtout pas très bien indiqués. Katell n'avait jamais tellement apprécié cette tour édifiée spécialement pour les réunions des grandes pontes du Territoire, c'était encore plus le cas aujourd'hui. Si elle n'était pas déjà venue aussi souvent avec son père, aucun doute qu'elle se serait perdue dans ce dédale.

Marchant tranquillement vers la bibliothèque spécialement créée pour les férus de lecture, elle changea ses projets quand elle vit une silhouette familière devant elle. Idriss Taha, récemment devenu Gouverneur de Narthan, avait été un de ses camarades à l'académie. Avec un grand sourire, la jeune femme se pressa pour se mettre à sa hauteur.

- Bonjour Idriss. Comment vas-tu ? Cela fait un moment, n'est-ce pas ?

Katell était malgré tout contente de le croiser, ils étaient amis à Lindorm... Qui n'était pas ami avec Katell de toute façon ? La jeune femme était reconnue pour sa douceur et sa grande patience envers les gens. Personne n'osait lui faire de mal car le nombre d'ennemis qui naîtraient d'un tel acte serait tout simplement difficile à affronter.

Au son de sa voix, Katell avait déjà compris que quelque chose n'allait, malgré la façade pleine de sollicitude qu'il affichait. Idriss avait beau savoir tromper son entourage, Katell avait une telle perception des gens qu'elle pouvait deviner sans peine quand on lui mentait. Mais ce n'était pas à elle de le dire. Elle était toujours partie du principe que si la personne souhaitait aborder un sujet, elle devait le faire de sa propre initiative.

Son père lui avait toujours dit que la force n'était pas la solution, qu'il fallait surtout beaucoup de patience et d'attention si elle souhaitait qu'on lui fasse confiance. Et la jeune femme n'avait jamais dérogé à ce principe. Passant une main douce sur la joue de son ami, elle lui sourit avec chaleur avant de s'écarter de nouveau. Il voulait mener une conversation légère ? Et bien elle n'allait pas lui gâcher ça, et ce fut donc avec le sourire et un brin de malice qu'elle lui répondit.

- Tu es bien plus imposant que la dernière fois que nous nous sommes vus, Idriss. Aurais-tu laissé la vanité t'atteindre ?

Avec un petit rire, Katell savait que c'était impossible. Tout autre homme qu'Idriss aurait vu une attaque personnelle dans ce commentaire, mais son ami savait que ce n'était que de la plaisanterie. Elle espérait tout de même que la confiance qu'il y avait déjà entre eux lui permettrait de se confier. Car apparemment, il devait en avoir gros sur le coeur.

- Je n'ai jamais été très lève-tard, tu sais. Je n'aime pas rester dans mon lit quand je suis réveillée.

Saisissant le bras du gouverneur de Narthan avec un autre sourire, la jeune femme ne se rembrunit pas à sa question. Car bien qu'elle eut elle aussi vécu des moments forts tristes et douloureux, elle n'était pas du genre à se lamenter, mais plutôt à regarder devant et à voir le positif.

- Avec plaisir. Tu sais, j'ai toujours su qu'un jour, je reprendrai les rênes de Keven, que mon père me céderait la place le moment venu. Mais ce moment est venu bien trop tôt à mon goût. Mon père est décédé depuis bientôt deux ans.

La mort du précédent Gouverneur de Keven avait laissé chez Katell un arrière-goût de tristesse et de rancoeur envers ses conseillers. Mais c'était ainsi, et la blonde avait coutume de penser que le Destin l'avait poussée à assumer ses fonctions plus tôt pour de très bonnes raisons tenues encore secrètes.

- Bon nombre de nos amis sont morts à la bataille, mais je ne t'apprends rien. Et si nous sommes ici aujourd'hui, c'est pour peut-être éviter que d'autres personnes ne succombent à cette guerre dépourvue de sens.

Katell était peut-être une incurable optimiste, mais elle aimait à penser que les gens allaient peut-être se rendre compte qu'il était stupide de guerroyer, de perdre la vie pour sauvegarder quelque chose dont elle ne voyait pas le but. Pourquoi les Wyrms se battaient ? Et pourquoi le Territoire se défendait ? La paix se gagnait par la paix, non par la guerre... Mais malgré son statut de Gouverneur, Katell n'était pas assez "grande" pour qu'on l'entende. Trop jeune pour certaines autorités, sa voix n'apportait que peu de choses mais elle travaillait chaque jour sans relâche à l'agrandir pour qu'un jour peut-être, elle puisse s'imposer et montrer aux autres la voie de la délivrance.

Lyra's Song ♫

Légèrement rougissante, Katell n'était pas habituée aux compliments. Il fallait dire que ses fonctions de Gouverneur ne laissait guère de place aux loisirs, tout comme son rôle au sein de Lianes Terrestres avant ça, et son implication dans son apprentissage de dragonnier. La jeune femme n'avait vu aucune manifestation romantique chez les garçons qu'elle côtoyait... Enfin, elle était plutôt du genre aveugle de ce côté-là, mais son attitude peut-être un peu trop altruiste l'empêchait de penser à elle-même avant de penser aux autres.

Elle ne prenait pas le compliment d'Idriss pour une tentative de séduction, loin de là, vu qu'elle ne connaissait pas du tout les arcanes de ce côté des relations humaines, étant un peu femme-enfant dans tout ce qui concernait l'amour et ses déboires. Oh bien sûr, elle connaissait un peu de théorie, elle n'était pas complètement stupide, juste qu'elle pensait bien que les choses de l'amour sentimental n'étaient pas pour elle. Elle était née pour aimer le monde dans la plus pure expression du terme.

- Je te remercie.

Puis elle rit quand son ami lui tapota le nez et lui sourit de manière amicale. Il lui avait beaucoup manqué quand était venu le moment de se séparer pour rejoindre leurs escadrons respectifs. C'était un ami précieux et compréhensif, le genre d'homme sur qui on pouvait compter. Ils marchèrent un petit moment, bras dessus bras dessous, et rejoignirent un petit jardin d'intérieur très riche en plante et en verdure. Katell appréciait particulièrement cet espace mis à leur disposition et s'y rendait souvent quand elle devait patienter.

- Nous pourrons ne retrouver ici tous les matins jusqu'à ce que nous rejoignons nos nations respectives. Je suis vraiment contente de t'avoir retrouvé, Idriss. La présence d'un ami est toujours quelque chose d'important.

Puis ils s’assirent sur un banc en pierre disposé là de manière à profiter de cette splendeur naturelle. La nature semblait elle-même s'éveiller au contact de la jeune Kevii qui ferma les yeux un instant pour ressentir le pouvoir qui s'éveillait dans le même temps. Elle avait toujours été très proche de la nature, peut-être encore plus proche que tout autre chose... Sauf Glaurung qui arriva justement et se posa au sommet de l'immense fontaine en pierre qui trônait au centre du jardin. Katell lui fit un petit signe de la main avant de se tourner vers Idriss qui avait commencé à parler.

- Merci pour mon père. Je te présente toutes mes condoléances pour le tien, Idriss. Je n'étais pas au courant non plus.

La jeune femme lui sourit tristement. S'il savait les efforts qu'elle faisait pour ne pas sombrer dans la dépression. Des amis, et même des inconnus, étaient morts aussi entre ses mains alors qu'elle avait le devoir de les soigner, de faire en sorte qu'ils vivent. Chacune de ces morts avait alors déchiré son propre coeur à un tel point qu'elle avait failli mettre un terme à sa propre vie... Mais l'appel du devoir et les paroles sages de son allié dragon avaient réussi à repousser ce spectre noir et vide. Ce n'était pas ainsi qu'on honorait les morts qui avaient combattu avec courage.

Posant sa main sur celle de son compagnon de matinée, Katell diffusa un peu de l'énergie vitale qui vibrait dans ces lieux par le biais de leurs peaux en contact, en espérant que cette petite dose suffise à alléger un peu le poids suffocant de la culpabilité.

- Je ne suis pas optimiste par choix, mais par nécessité. Tant des nôtres nous ont quitté en défendant une cause qui leur tenait à coeur. J'aurais tellement voulu qu'il n'y ait pas de guerre, que les gens soient plus intelligents que leurs propres instincts. Mais ce n'est pas le cas, et nous devons faire avec.

Katell prit le visage d'Idriss entre ses mains et continuait de lui envoyer de l'énergie. En temps normal, cette énergie servait à guérir des plaies, mais elle pouvait aussi chasser les nuages noirs qui s'amoncelaient sur l'âme. Et ses paroles agissaient comme une formule magique, tentant de pousser son ami à se détendre, et pour cela, il fallait qu'il soit réceptif, sinon l'énergie qu'elle lui transmettait s'écoulerait de lui aussi vite qu'elle y entrait.

- Nous ne pouvons pas faire revenir nos amis parmi nous. Mais nous pouvons assurer qu'ils ne soient pas morts en vain. C'est notre devoir de Gouverneurs, notre devoir en tant qu'être vivant. Nous devons faire en sorte que la guerre s'arrête définitivement et que nous vivions de cette paix à laquelle nous aspirons tous. Et pour cela, nous devons surmonter les obstacles.

Attirant son visage à elle, Katell déposa un doux baiser sur le front de son ami. Un baiser empli de compassion et d'amitié.

- Je serai toujours là pour toi. Nous devons nous serrer les coudes.

Puis avec un grand sourire, la jeune femme se leva et alla rejoindre la fontaine pour y plonger la main. L'eau enveloppa ses doigts et joua un instant avec eux, alors que Glaurung s'éleva de nouveau dans les airs pour se poser à son côté. Le soleil illumina ses écailles émeraude de milles feux et Katell posa sa main libre sur le front de son dragon alors qu'il la regardait avec une expression attentive.

- Un monsieur O'Hara ? Je n'ai pas de temps pour ça. Et de ton côté ?

Avec juste un petit rire pour masquer son embarras. C'était le seul sujet auquel elle ne savait pas répondre...

Idriss était venu la rejoindre près de la fontaine. Katell voyait bien que son don avait réussi à l'apaiser ne serait-ce qu'un peu et elle lui offrit de nouveau son sourire, comme il venait d'en exprimer la gratitude. Ce n'était rien qu'il n'eut pas fait pour elle, elle en était persuadée. Ils avaient tous besoin de réconfort en ces temps troublés.

Pressant sa main de nouveau sur la sienne alors qu'il lui caressait la joue à son tour, la jeune femme finit par rire doucement aux allusions de son ami. Le jour où elle se devrait de prendre époux était encore loin, même si on la pressait de tous les côtés. Le fait d'être un Gouverneur célibataire, de surcroît une femme superbe, attisait les convoitises mais Katell n'était pas du genre à s'en soucier.

- Si jamais je dois me marier un jour, ça ne sera certainement pas par devoir. Mon père a épousé ma mère par amour et ils étaient très heureux ensemble. Je ne voudrais pas d'autre lien avec mon futur époux, si jamais je le rencontre un jour.

Et pourtant, ses parents avaient été présentés dans le but de faire un mariage arrangé. Son père lui avait raconté un nombre incalculable de fois à quel point il avait été subjugué par l'apparition de sa mère la première fois qu'il l'avait aperçue. Tel un rayon de soleil dans son champs de vision obscurci. Katell leur rendit grâce silencieusement en levant la tête vers le ciel. Ils devaient être heureux de s'être retrouvés à présent. Et il était de son devoir de maintenir leur souvenir ici bas.

- La future madame Taha aura bien de la chance. Elle aura aussi intérêt à prendre soin de toi.

Idriss l'arrosa de quelques gouttes, ce qui déclencha un nouveau rire. L'ambiance un peu triste et morne du début s'effaçait au fut et à mesure que les secondes s'écoulaient. Son ami était déjà beaucoup moins déprimé, ce qui la ravit. Essuyant les quelques gouttes d'eau qui étaient tombées sur son visage, Katell prit cependant une mine plus sérieuse alors qu'il évoquait les autres gouverneurs.

C'était aussi un autre sujet bien plus délicat car les contraignant à marcher sur des oeufs. Idriss et Katell regardaient dans la même direction, voulaient tous deux un monde en paix où la guerre serait purement et simplement abolie. Mais elle pensait bien que certaines personnes trouvaient bien leur compte dans le chaos ambiant, cela ne lui plaisait pas du tout.

- Je me montre toujours prudente face aux autres. Toi et moi, ce n'est pas pareil, nous nous connaissons depuis longtemps et nous avons la même vision des choses. Les autres Gouverneurs...

Katell n'osait pas continuer. La Tour Perlée avait nombre d'oreilles libres dans ses murs et chacune de ses paroles pouvaient être mal interprétées, ce qui équivaudrait à une déclaration de conflits internes, ce qui serait la pire des choses à déclencher en ce moment. La politique était un terrain sans cesse en mouvement, qui pouvait vous être fatal si vous faisiez pas attention à où poser les pieds.

Une voix grave, profonde et draconique, s'éleva dans l'esprit d'Idriss. La voix de Glaurung surprenait quiconque ne l'avait jamais entendu car elle ne cadrait pas du tout avec le petit gabarit vert. Et le dragon ne s'était jamais adressé à quelqu'un d'autre que Katell, sauf s'il l'estimait nécessaire.

*N'évoque pas les Wyrms ici, jeune Gouverneur de Narthan. Il est plus prudent de trouver un lieu hors de portée des curieux et des manipulateurs.*

Ouvrant ses ailes aussi grandes que son corps, Glaurung s'éleva de nouveau dans les airs mais pour sortir de l'enceinte de la Tour Perlée. Katell savait très bien ce qu'il voulait dire par là et se leva à son tour.

- Retrouve-moi sur la place principale de l'île de Laragon. Aller dehors ne nous fera pas de mal et ça nous permettra de sortir un peu. L'atmosphère est un peu étouffante ici.

Sauf dans ce petit jardin, ce qui était totalement trompeur. Justement, le fait que ce lieu soit si paisible engageait justement des paroles qui seraient très certainement retenues. Katell l'avait appris depuis longtemps : ne jamais se fier aux apparences.