Une explosion se fit entendre et il sursauta dans son lit, se redressant d'un bond.

Tsuyo respira profondément, gardant les yeux fermés malgré la vivacité de ses souvenirs. Se concentrant sur la douce voix de sa mère, le jeune homme s'obligea à repousser les pensées négatives et les mauvais souvenirs de son esprit, pour pouvoir se concentrer sur l'instant présent.

Des cris, des pleurs, des ordres donnés à la va-vite, la cohue dans les couloirs, les lueurs et les bruits inquiétants au-dehors, par les fenêtres.

L'Aqua était assis dans l'herbe près du lac, les mains posées à plat sur ses genoux, en position du tailleur, pour une séance de méditation dont il avait ressenti le besoin depuis son réveil le matin-même. Les cours de la journée ne lui avait pas permis de trouver un moment de répit, si bien que lorsque la fin des cours avait sonné, il n'était pas revenu dans sa chambre, mais était venu là aussitôt. Le calme ambiant lui rappelait son enfance, quand il méditait sur la plage. Ne manquait que le bruit du ressac à ses oreilles et la présence rassurante de Ryujin. Le dragon abyssal avait toujours refusé de venir faire trempette dans le lac à disposition pour les dragons d'eau près de l'académie, et préférait l'eau salée de l'océan, sur la côte. Tsuyo allait régulièrement lui rendre visite. Autrement, les deux compères communiquaient en pensées. Et lorsque les cours requéraient la présence du dragon, celui-ci venait en quelques minutes.

Les tremblements, les voix inquiètes, les murs et le sol qui tremblent, alors qu'ils sont là, entassés dans les souterrains, pour échapper aux ennemis qui attaquent l'académie, et se terrer comme des lapins, sans possibilité de s'échapper, alors que les autres se battent et meurent au-dessus de leur tête.

Le jeune homme perçut une présence non loin de lui et parvint à ramener ses souvenirs vers ceux de son adolescence, lorsqu'un dragon s'était glissé à ses côtés pour méditer en sa présence. Ryujin avait toujours été là pour lui, même durant l'attaque, impuissant, restant cloîtré dans les grands fonds pour protéger sa vie, se retenant de défoncer les soubassements de l'académie pour venir récupérer son dragonnier et l'emmener loin de là, loin du danger, en Wuweishu, là où rien ne pouvait leur arriver.

Il fut tiré de sa méditation par une masse qui s'écrasa en plein sur ses genoux. Il ouvrit les yeux et par réflexe, attrapa la jeune femme entre ses bras pour lui éviter de se faire mal. Il la laissa reculer à genoux devant lui, en s'excusant, rouge de honte.

Tsuyo lui sourit aimablement en dépliant ses jambes pour s'asseoir de façon plus décontractée.

-Ça va, ne t'inquiète pas. C'est surtout toi, j'espère que tu ne t'ai pas fait mal ? Je suis désolé, j'étais venu ici pour méditer, mais je ne pensais pas être sur un passage. J'irai me mettre ailleurs la prochaine fois.

Avançant une main, comme il l'avait vu faire plusieurs fois avec les non-wushei, Tsuyo se présenta à la jeune femme, de son accent légèrement nasillard.

-Je suis Tsuyo Yeongwong, Aqua en 2ème année.

Tout en parlant, il avait croisé le regard de la jeune femme et aperçu la cicatrice sur son oeil gauche. Il ne montra rien, mais il se sentit embarrassé et curieux de savoir ce qui lui était arrivé. Etait-ce un drame familial ou une attaque de wyrms ? Allez savoir de nos jours...

La jeune femme serra sa main en retour et se présenta dans le même temps. Elle rougissait facilement, et triturait sa mèches de cheveux devant son oeil. L'ensemble était attendrissant et la jeune femme semblait simple, avenante. Mais Tsuyo avait appris à se méfier des apparences, lui-même était un exemple de contradictions visuelles. Si l'on pensait pouvoir avoir le dessus par la force en combat singulier au corps à corps, c'était se mettre le doigt dans l'oeil. Jillah pouvait être tout aussi dangereuse que lui, derrière ses yeux d'ambre et son sourire aimable. Après tout, elle était à Lindorm, étudiant pour devenir un soldat d'élite.

Tsuyo l'écouta raconter ce qui lui avait valu sa cicatrice et comment elle en avait réchappé, sans toutefois rentrer dans les détails. Malgré la curiosité, il n'en demanda pas plus, sur un évènement qui ne le concernait pas. Peut-être n'avait-elle pas envie d'en dire plus, tout simplement aussi. Il l'observa du coin de l'oeil s'asseoir à ses côtés et respira profondément. Puis il sourit de nouveau quand elle lui demanda où était son dragon.

-Ryujin est un dragon abyssal. Le lac n'est pas assez profond pour lui, et il préfère l'eau salée de l'océan. Mais il n'est jamais très loin. Acheva-t-il en lançant un clin d'oeil à la jeune femme, tout en tapotant légèrement sa tempe, lui faisant comprendre que le dragon était toujours quelque part, dans ses pensées.

-Alors, c'est ta dernière année à l'académie. Reprit-il la conversation. Tu n'es pas trop effrayée à l'idée de partir dans ton escadron, pour faire la guerre, pour de vrai ? Je veux dire, l'attaque sur Lindorm, c'était prématuré pour des étudiants comme nous. Te sens-tu prête pour ce genre de vie ?

Les questions que Tsuyo posait auraient tout aussi bien pu s'adresser à lui-même, et peut-être était-ce quelque part, ses propres appréhensions. Il savait se battre bien sûr, il savait se défendre et défendre les autres, il savait obéir aux ordres et travailler en équipe, mais était-il prêt pour la guerre, réellement ? Il avait bien sûr le temps d'y penser et de continuer à se former, à devenir un soldat aguerri, mais ce n'était pas la vie qu'il souhaitait mener. Et s'il mourrait pendant son année de service militaire, qui reprendrait la suite quand son père ne pourrait plus tenir un marteau ?

Repliant ses jambes, Tsuyo reprit sa position en tailleur, ses mains à plat sur ses genoux, comme s'il repartait pour une séance de médiation. En réalité c'était seulement une position qu'il aimait prendre quand il était assis au sol. Il sentait la présence de la jeune femme à ses côtés et il était heureux de pouvoir discuter de diverses choses, dont des choses qui l'angoissaient parfois. Il se rendait compte malgré son âge et son statut, qu'il était loin d'être sage, et loin d'être le seul dans cette situation. Il souriait toujours un peu, l'air serein malgré l'anxiété sous-jacente qu'il ne laissait jamais voir.

-En effet, le lac n'est pas assez profond, même si physiquement Ryujin pourrait s'en accommoder bien sûr, mais il a besoin de la pression que seuls les profondeurs de l'océan peuvent lui offrir. Il m'arrive souvent d'aller lui rendre visite sur le port ou sur les plages. Cela nous rappelle notre première rencontre. Il est venu à moi un jour que je méditais. Un jour comme celui-ci en fait...

Le rire de Jillah était cristallin, pur et innocent. Tsuyo sourit en réponse et l'écouta parler de son dragon.

-Oh, il médite lui aussi ? Demanda Tsuyo, sans comprendre le trait d'humour de la jeune femme. Il savait que les dragon de terre dormaient beaucoup, ou du moins veillaient, mais il n'avait jamais entendu parler d'un dragon de cet élément qui méditait. C'était intéressant à savoir. Peut-être pourrait-il un jour méditer en compagnie de Salaun ?

La Terra sembla soudain mal à l'aise quand ils abordèrent le sujet de l'attaque... un sujet encore trop récent et épineux. Tsuyo s'en voulu pendant un instant d'embarrasser sa camarade et de réveiller des souvenirs malheureux, mais il fut rassuré lorsqu'elle se mit à sourire à la fin, retrouvant une détermination certaine dans le regard, quand elle se mit à parler de l'avenir et de son désir de protéger les siens. Il ne pouvait pas vraiment comprendre son point de vue par rapport à l'académie, lui n'était là que depuis deux ans à peine et sa maison c'était là où était Ryujin de toute façon, mais il ne fit pas par de ses pensées... elles n'appartenaient qu'à lui, sur ce sujet.

Il lui sourit franchement lorsqu'elle lui posa la question de son avenir à son tour et n'hésita pas à répondre. Il était fier de ce qu'il était, et de son héritage. Mais en tout bon wushei qu'il était, il garda son enthousiasme enfoui au fond de son coeur.

- Je suis forgeron depuis mon adolescence, je le serai encore à la fin de mes études. Je m'engagerai pendant une année dans mon escadron, je forgerai et réparerai les armes de mes compagnons, puis je retournerai chez moi, en Wuweishu, et je reprendrai l'atelier familial. Je forgerai alors les armes pour les grands guerriers que j'aurai connu à Lindorm et qui viendront après nous. Termina-t-il en souriant de nouveau.

Le jeune homme n'avait jamais vraiment remis son héritage en question, l'ayant accepté comme sa destinée, parce que c'était ainsi. Quelque part, il était impatient de retrouver le calme de la forge des Yeongwong, et apprendre encore auprès de son père.

Cependant, il lui manquait encore quelque chose pour être un homme accomplit, mais cela, il ne le trouverait pas à Lindorm.

Tsuyo avait parfois du mal à comprendre l'humour et particulièrement celui des non-wushei, mais il avait bon fond et ne demandait qu'à s'améliorer. A côtoyer les étudiants de Lindorm, venant de tous horizons, il finirait par s'y faire, par comprendre, et finalement, par se faire des amis. Son père n'aurait pas autorisé cela, il le savait, mais il n'était pas son père, et il avait l'âme suffisamment libre malgré son éducation et ses origines pour faire ce que lui-même voulait. Faire ce dont il avait envie, mais surtout ce dont il avait besoin, car la vie n'était pas faite de désirs mais de devoirs, certains pouvant vous amener satisfaction. Comme la forge par exemple.

L'Aqua comprit que sa camarade voulait dire en réalité que son dragon dormait souvent, plus qu'il ne méditait réellement et Tsuyo se mit à rire doucement, se rendant compte combien il pouvait être idiot.

-J'imagine que Salaun, dû à ses origines, doit aimer le calme. La méditation lui viendra naturellement s'il en ressent le besoin. Ses siestes sont peut-être d'une certaine façon une forme de méditation, de communion avec la terre, son élément après tout.

Il tourna la tête sur un côté, comme s'il avait entendu quelque chose et resta ainsi quelques secondes, avant de revenir à Jillah à ses côtés. Il y avait l'agitation des élèves et des professeurs, il y avait les autres dragons et Tsuyo était toujours fasciné par les autres dragons que le sien. Peut-être parmi ceux qu'il voyait au loin il y avait celui de sa camarade ? Il tourna la tête de nouveau ers Jillah quand elle lui demanda s'il lui montrerait ce qu'il fait. Il se remit à sourire avec douceur et reporta son regard sur le lac.

-Tu n'auras qu'à venir à la forge de Milos. J'y ai rencontré Arthur et travaillé avec lui pendant quelques mois. Je pense que c'est de lui que tu parles ? Je ne connais qu'un forgeron qui soit devenu gouverneur.

Il l'observa un moment. Elle semblait pensive, presque préoccupée. Mais Tsuyo ne releva pas. Cela ne le regardait pas, après tout, lui et Jillah n'étaient pas amis, ils ne se connaissaient pas, et il n'était pas de ceux qui s’immisçaient dans la vie des autres sans y avoir été invité. Il respectait l'intimité et la vie de ceux qu'il rencontrait. Il aimait lui-même qu'on ne s'impose pas dans sa vie privée.

-Si tu veux, on pourra aller rendre visite à Ruyjin un jour ? Il aime bien connaître les gens que je côtoie. Mais je te préviens, il juge très facilement. Il tient à moi et il est très protecteur, surtout depuis l'attaque.

Tsuyo ferma les yeux, tourné vers le lac toujours dans la position qu'il prenait en général pour méditer et sa respiration se fit de plus en plus calme, lente, reposante. Il laissa les bruits et l'agitation alentour glisser sur lui. Plus rien n'avait d'importance. Il le fallait, car l'angoisse de l'attaque était sur le point de lui donner de l’urticaire ! Alors sans prévenir sa nouvelle connaissance, l'aqua se laissa entrainer dans la méditation et resta silencieux, immobile. On eut dit qu'il dormait.

Enfin, ils avaient quelque chose en commun, ou plutôt quelqu'un. Arthur. Le jeune Narth n'était plus tout à fait le même depuis que Tsuyo l'avait connu et bien des choses avaient changées, et sans doute Jillah le connaissait mieux que lui. Le forgeron se rappela qu'il devrait écrire à Arthur pour lui demander des nouvelles, savoir comment il allait, et comment il s'en sortait avec ses nouvelles fonctions. D'ici quelques temps, il pourrait déjà emmener sa nouvelle camarade voir Ryujin et les présenter. S'ils devaient être amis pour les années à venir, le dragon abyssal devrait faire avec et accepter la jeune femme sans se méfier d'elle.

Ainsi Tsuyo médita pendant quelques minutes, bercé par le clapotis de l'eau qui venait lécher les berges du lac. Jillah était assise à ses côtés et ne faisait aucun bruit. Du moins jusqu'à ce qu'il entende un clapotis plus fort, soudain, comme quelque chose qu'on jette dans l'eau. Le wushei ouvrit les yeux et vit la jeune femme en proie à une angoisse profonde, debout un peu plus loin. Elle se tenait face à lui, l'air confus. Tsuyo lui sourit et sans changer de position, tapota l'herbe devant lui.

-Viens t'asseoir devant moi et prends la même position.

Ce n'était pas une suggestion mais presque un ordre. Il fallait qu'elle se détende. Une fois que Jillah fut assise devant lui, Tsuyo continua.

-A présent ferme les yeux. Allez, ferme les, il ne va rien t'arriver. Bien. A présent, inspire profondément par le nez, garde l'air quelques secondes, puis relâche lentement l'air de tes poumons par la bouche, en soufflant l'air, lèvres pincées. Vide complètement tes poumons. Recommence ensuite cet exercice plusieurs fois. Laisse les pensées négatives à la porte. Jette les dans l'eau derrière toi. Ne laisse que les bonnes choses t'envahir. Salaun. Votre lien. Ressens-le au plus profond. Ne pense qu'à cela. S'il se manifeste dans ton esprit, laisse-le faire. Respire. Lentement. Voilà...

Le jeune homme se tut, continuant d'observer la jeune femme et sourit légèrement. Ses propres angoisses étaient envolées pour le moment comme il était concentré sur quelque chose et quelqu'un d'autre. Il sentit l'esprit de Ryujin ronronner à la lisière du sien. Il ferma les yeux à son tour et reprit sa méditation dans le calme et le silence du lac. Une cloche retentit au loin. Un rapace chassait loin au-dessus d'eux. Quelques dragons d'air glissait dans le ciel de l'après-midi. Il était en phase avec le monde... pour le moment.