"Voile à babord !"
Les yeux rivés sur l'océan infini, le Capitaine Flint ajuste son tricorne avant de tendre la main vers sa droite. Il ne faut que quelques secondes pour qu'une longue-vue y prenne place, apporté par son second à la barre. L'oeil posé sur l'engin, elle scrute les vagues bleu azur de l'étendue salée avant d'esquisser un sourire. Navire marchand à vue de nez. Peu d'artillerie à bord, quelques trappes à canons, mais pas suffisamment pour compenser les armes de guerre redoutées et redoutables du Rouge-Gorge. Ils n'allaient en faire qu'une bouchée. Avec un peu de chances, ils feraient couler la marchandise destinée à ces traîtres de Waterfield. Et rien ne pouvait plus la réjouir que l'idée de saboter la qualité de vie de leur très cher gouverneur. Ce gros plein de soupe ne se régalera pas de son caviar ou de ses soieries aujourd'hui, pas tant que Bloody arpenterait les flots. Ou peut-être que si, le jour où elle lui aura tranché la gorge et qu'il rejoindra les cieux après l'avoir imploré de mettre fin à ses souffrances.

D'un pas lent, elle se dirige vers la rambarde du pont supérieur, sa jambe de bois résonnant sur le plancher de son navire. L'équipage était toujours en mouvement, ajustant les voiles. Certains mousses astiquaient le pont et d'autres aiguisaient les armes en vue de leur prochaine attaque, bien plus proche que ce à quoi ils auraient pu s'attendre.
"Tous à vos postes moussaillons, aujourd'hui nous ferons à nouveau couler le sang !"
Il ne faut que quelques secondes pour chacun se mette à sa tâche, courant chercher son arme de prédilection, finissant de nouer une corde avant de se préparer à l'affront. Le Capitaine ajuste à nouveau son tricorne à plumes qu'elle a récupéré récemment sur le cadavre fumant d'un capitaine d'un navire marchand bien moins rapide au combat à l'épée qu'elle ou sous-estimant simplement ses capacités par le fait qu'elle était une femme, ou simplement à cause de sa jambe de bois. Voilà une leçon qu'elle n'avait jamais oublié. Ne pas sous-estimer son ennemi, surtout quand il a l'air plus faible que soi.
"Prenez le de vitesse. Le vent est en notre faveur, on devrait les rattraper rapidement."
Elle sourit à nouveau, quittant son second au poste de commandement pour arpenter le navire, s'imprégnant de la folie meurtrière qui coulait dans les veines de chacun de ses hommes. Peu lui importait qu'ils aient tranché des gorges pour le plaisir d'ôter la vie dans leur passé, peu importe que ce soit cette même perversion qui les aient poussé à rejoindre son équipage, tout ce qui lui importait réellement était de parvenir à se venger. Et pour cela, elle avait besoin de maintenir la flamme rouge de la haine dans son coeur.

Perchée à la proue du navire, le vent marin lui souffle au visage. Le sel qui se dépose sur ses lèvres lui arrache un frisson de plaisir. Rien n'est plus jouissif que de naviguer quand on est pirate, une fille de l'océan, et que l'eau de mer a remplacé depuis longtemps le sang dans vos veines. Enfin, le Rouge-Gorge arrive à hauteur du navire marchand, toujours en pleine hâte de trouver des armes suffisantes pour repousser les pirates. Vaine tentative. L'équipage du bateau pirate dévisage ses futures victimes, couteaux entre les dents, le souffle court, n'attendant que l'ordre de leur capitaine pour faire un massacre.
"A l'abordage !"
D'un geste de son sabre, elle désigne le pont adverse, un sourire malsain flanqué sur le visage. Mais ses sourcils se froncent alors qu'elle renifle l'air. Quelque chose d'inhabituel, qui n'a pas l'odeur de la mer. Une odeur qu'elle n'oublierait jamais. Elle crache par-dessus bord avec un profond dégoût. Ces idiots transportent une dragonnière. Saleté de bestioles. Il n'en fallait pas plus pour raviver sa haine pour ces pauvres innocents alors qu'elle traine sa jambe de bois sur le pont, sabre au point. Une planche s'installe entre les deux navires et c'est le regard en feu qu'elle traverse avant d'enfoncer jusqu'à la garde sa lame aiguisée dans le thorax d'un homme d'équipage. Le Rouge-Gorge ne fera pas de prisonniers et elle s'occupera personnellement de cette vermine de dragon.

Spoiler:

Avec un regard désemparé, le Capitaine se retourne vers son navire. Si les dragonniers ne cessent de nous rabattre les oreilles sur le fait que leur dragon est une extension d'eux-mêmes, il en allait de même pour Damalia et son navire. Et quiconque osait y touchait en payerait le prix, bien plus qu'une mort rapide sur le pont d'un bateau. Pirate depuis des années, peut-être même depuis qu'elle savait tenir sur ses jambes, elle n'était pas du genre à s'accorder de la compassion pour quelques créatures que ce soit, encore moins si elles étaient humaines. De rage, elle donne un coup de pied de sa jambe en bois à un pauvre bougre qui a cru bon de lui foncer dessus à pleine vitesse dans l'espoir de lui enfoncer une épée dans le ventre. Ce ne sera pas aujourd'hui, et il doit sûrement s'en mordre les doigts maintenant qu'elle lui tranche la gorge sans une once de regret dans les yeux. D'autres têtes roulent sur le sol et bien vite, ses vêtements décrépis se couvrent du liquide carmin, tout comme le bois sculpté qui lui tient lieu de mollet gauche. Les écailles qui l'ornent luisent de sang, à la hauteur de la cruauté qui lui embue l'esprit. Un de ses hommes passe à côté d'elle et elle lui choppe le col de la chemise, l'obligeant à s'arrêter à proximité.
-Trouve-moi le dragonnier. Je la veux vivante.
Il hoche de la tête avec un sourire carnassier sur le visage. Quand le Capitaine Flint ordonnait d'emmener un ennemi sur le pont du Rouge-Gorge, cela ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose : un grand spectacle. Parfois c'était la récompense qu'elle offrait à ses hommes après une attaque particulièrement difficile. De quoi satisfaire leurs âmes de pauvres pêcheurs avec suffisamment d'hémoglobine et de grandiose pour éviter une rebellion sur le pont principal. Oui, Bloody avait appris à mater les hommes de la mer, aussi bien que les éléments naturels avec le temps et son expérience. Et elle ne laisserait sûrement pas un stupide dragonnier abîmé ce qu'elle aimait le plus sur cette terre. De rage, elle frappe en plein visage un autre membre de l'équipage. Autour d'elle, ce ne sont plus que des cadavres rampant sur le sol. Certains de ses hommes préfèrent prendre leur temps pour ôter la vie à leurs dernières victimes, leur arrachant des mélodies de cris horrifiés et de supplications avant de définitivement leur faire quitter ce monde. Elle observe un instant le carnage, cherchant toujours du regard l'arrivée du dragon ou celle de ce maudit dragonnier sur lequel elle n'avait toujours pas mis la main. A l'aide d'un pan de son manteau, elle racle le sang accumulé sur son sabre qui commence à coaguler et se lance dans une exploration rapide du vaisseau ennemi. Un navire commerçant, lourd et encombrant. Hors de question de le remorquer jusqu'à une île voisine pour vendre les marchandises qu'il possède. On chargerait l'or sur le Rouge-Gorge, tout comme les armes, munitions de canons et autres vivres qui pouvaient être utiles. Mais alors qu'elle remonte sur le pont supérieur, son regard croise une silhouette qui lui est inconnue. Habituée aux dos trapus et aux épaules carrés de ses hommes, celle-ci appartient de toute évidence à une femme.
-Toi ! Je te conseille de rester où tu es.
D'un geste rapide, le sabre toujours en avant, elle dégaine son pistolet, une arme finement ouvragée qu'elle a arraché au cadavre encore fumant d'un capitaine d'un navire de guerre de Waterfield.
-Qu'est-ce que fait une femme sur un navire marchand ? Fille de joie ou c'est à toi que je dois les dégâts sur mon navire ?
Elle sourit légèrement, comme pour tenter de paraître sympathique mais la haine clairement lisible dans son regard n'en dit pas moins sur ses intentions. Dans tous les cas, la demoiselle a intérêt à se battre si elle veut conserver un peu d'espoir de ne pas finir en hachis ou en hors-d'oeuvre pour les hommes du Rouge-Gorge.

Arrogante au bout de son canon, elle sourit un peu plus en voyant l'énorme bête se poser sur le bord du bateau. La coque tremble, craque. Les matelons, toujours dans leurs activités de pillage, s'arrêtent un instant, observant la créature qu'on pourrait croire tout juste sortie des Enfers les narguer. D'une seule bouchée, elle pourrait les engloutir. Mais le capitaine Flint ne tremble pas. Au contraire son regard de jais rencontre celui rouge et enragé de la bête. Le coin de sa lèvre se soulève dans un sourire alors qu'elle fait un pas en avant, par pure provocation. Le bruit de sa jambe de bois résonne contre les planches du navire fissurées. La bête ouvre sa gueule, laissant échapper un hurlement plaintif, recommandant vivement au capitaine de rester à sa place. Mais elle en avait vu d'autres. Et en était venue à bout d'autres. La preuve en était sa jambe à moitié arrachée, peut-être aussi son absence de peur face à la créature même si la perte de ce sentiment était bien plus ancienne que sa première rencontre d'avec un dragon.

Elle lève cependant un sourcil intrigué alors que la fillette fait signe à la bête de rester à sa place et de ne pas se mêler de l'histoire. C'est donc elle la dragonnière qui a causé tant de dommages à son navire ? Pour tout l'or de l'océan, elle n'aurait pas parié dessus. L'air faible et incroyablement chétive, elle ne l'avait pris pour rien d'autre qu'une gosse effrayée à bord du mauvais navire au mauvais moment. Même si ça ne veut pas dire qu'elle lui aurait laissé la vie sauve à la fin de son abordage. Le Rouge-Gorge ne faisait pas de prisonnier. Mais dans ce cas précis, il pouvait bien faire une invitée. Les capacités de cette enfant l'intriguait plus qu'elle n'aurait accepté de l'admettre. Un dragon de l'air pouvait s'avérer rudement utile, surtout en ces temps où les vents commençaient à se raréfier et que l'équipage se trouvait parfois pendant des jours sans eau potable à des kilomètres à la ronde. Néanmoins, ses paroles infantiles achèvent de déboussoler le capitaine, toujours fièrement droite dans son manteau couvert de sang.
-La véritable question à te poser gamine c'est pourquoi pas.
Au delà de son esprit de vengeance, le capitaine Flint ne venait à bout de ces navires marchands de pacotille que parce qu'elle le pouvait et que cela la réjouissait au plus haut point d'envoyer au fond de l'eau un amas de planches en bois alors que son navire tenait toujours fièrement le cap depuis tant d'années. Finalement, toujours le sourire aux lèvres, alors que la jeune femme lui demande si elle est blessée, elle relève le canon de son arme, le posant négligemment sur son épaule avant de le ranger. Une égratignure de rien du tout a entaillé son bras. Mais face à ses cicatrices anciennes, ce n'est qu'une petite griffure.
-Vous devriez changer de bord mademoiselle. Il est fort possible que ce bâtiment trouve le chemin des profondeurs dans peu de temps.
Elle lui fait signe de la suivre avec deux doigts avant de redescendre péniblement les marches ramenant au pont principal pour traverser à nouveau en direction du Rouge-Gorge. D'un coup de coude, elle arrache des mains une canne récupérée dans un coffre du navire marche d'un moussaillon et s'y appuie pour grimper sur la planche tangente avant de regagner le plancher sûr de son propre bâtiment. Sans un mot, sans même donner une indication à la jeune femme, le capitaine se dirige vers sa cabine, située sous le pont supérieur arrière du navire, s'arrêtant simplement en ouvrant la porte.
-Le dragon ne se pose pas sur mon navire.
voilà qui était dit. Pas question de retrouver des traces de griffures sur le Rouge-Gorge sous peine de déclencher la colère sans pareille de son capitaine. L'intérieur est confortable même si l'ensemble reste très précaire. Une couchette recouverte d'un matelas fin et fermée dans une alcôve par d'épaisses draperies, une table et quelques fauteuils éparpillés pour consulter les cartes. Il n'était pas question de lieu de repos ici. Un pirate ne trouvait pas de repos, pas dans la cale d'un navire. Et la plupart du temps, Damalia préférait scruter les flots, l'air marin s'engouffrant dans ses vêtements. Elle jette son chapeau à plumes sur la couchette et retire son manteau en jacquard ainsi que l'étui de son épée. Pourtant, la femme pirate n'en reste pas moins redoutable. Ses longs cheveux noirs sont emmêlés dans son dos. Sa chemise blanche fine laisse entrapercevoir le tatouage gigantesque d'une queue de dragon coloré courant sur son dos et son bras droit, qu'elle découvre un peu plus en remontant ses manches. Se laissant tomber sur un fauteuil, elle remonte péniblement sa jambe de bois sur la banquette qui contourne la cabine et commence à en frotter la surface avec un linge trempé dans une bassine d'eau fraîche servant à sa toilette sommaire. D'un geste de la main, elle fait signe à la jeune femme de s'asseoir, peu lui importe où.
-Quelle était ta question déjà ? Ah oui. Je suis blessée mais crois-moi, les blessures valent mieux que de jolies plaies bien cicatrisées. Au moins tu n'oublies pas qu'il te reste à rendre la pareille à ton adversaire.
Rapidement, son regard sombre et profond se détourne de celle qu'elle ne voit autrement que comme une enfant, retirant avec application le sang incrusté dans les écailles sculptés de sa jambe de bois.