La journée était déjà très avancée. Les étudiants en étaient surement en train de manger leur dessert au réfectoire. Gwen marchait le long des corridors, une pile de rapport de lecture dans les bras. Elle avait été les récupérer dans la salle du cours d'histoire après avoir donné son cours de survie. Trois fois des étudiants étaient venus l'interrompre pour une question. C'était normal, mais en même temps, tellement difficile à tout faire pour tout le monde. Cependant, Gwen trouvait qu'elle s'en tirait très bien quand même. L'hiver arrivait déjà, un autre hiver où la neige aurait une teinte rougie par le sang des combats. Fort heureusement, l'ile de Laragorn n'avait pas encore été touchée et les étudiants pouvaient suivre pour la plupart les cours sans problèmes. Certains s'étaient toutefois enfuis, sans laisser d'indications pour les retrouver. Gwen priait chaque soir qu'il ne leur arriverait rien de grave.

Portant les travaux des étudiants à son bureau, elle songeait qu'une longue soirée de correction l'attendait. En poussant un large soupir, elle ouvrit la porte pour découvrir sur son bureau une autre pile de documents bien importants : il réclamait la signature du directeur. Allant de lettres politiques aux talons de paie, Gwen ne pouvait les signer elle-même, aussi, les avait-elle mis de côté, répondant à ceux qu'elle pouvait. Il lui faudrait toutefois aller voir le directeur.

Regardant l'heure, elle se doutait qu'il devait quand même se retrouver dans son bureau, probablement à fumer en regardant le plafond, perdu dans des souvenirs déchirants et lointains. Il n'avait probablement pas mangé de la journée et son café du matin devait même trainer encore sur son bureau. Échangeant de pile de papier, Gwen en profita avant de se rendre au bureau du directeur pour faire un léger détour par la salle des professeurs pour lui faire un nouveau café, chaud et un peu corsé. Elle lui ramassa également une brioche qui ne lui ferait pas de mal non plus.

Passant alors devant le bureau de Liam, elle y cogna deux petits coups, comme à son habitude et attendit d'entendre un léger grognement provenant de l'intérieur avant d'ouvrir la porte, ce qu'elle réussi de peine et misère avec les mains pleines. Du pied, elle referma la porte. Elle déposa d'abord le café directement devant Liam, ainsi que la brioche dont elle espérait que l'odeur attirerait l'estomac, à défaut de l'attention, de Liam. Puis elle posa les documents sur le bureau.

— Mange et bois, après tu signeras ces papiers où j'ai mis des post-its et des X pour indiquer les endroits qui requiert ta signature. Je ne bougerais pas d'ici tant que ce ne sera pas fait.

Elle croisa alors les bras, regardant d'un air un peu navré le directeur.

La guerre... la mort... et perte des êtres chers. Liam avait perdu tant de ses amis depuis tant d'années ! Il ignorait comment il pouvait encore tenir debout. Il n'avait pas le choix. Il le fallait. Pour lui. Pour les étudiants. Pour les territoires. Et surtout pour ceux tombés au combat. Sheyla, Jan, Nicola... Nicola ! Il l'aurait secoué comme un prunier s'il le voyait dans cet état. Mais Nick n'était plus là pour lui rappelait combien la vie valait la peine d'être vécue malgré tout et qu'il fallait continuer d'avancer. Aaah elles étaient belles les leçons de moral de son meilleur ami, quand lui-même n'avait pas supporté la perte de Jan et qu'il s'était lancé à corps perdu dans la guerre, comme autrefois.

Deux lettres étaient posées sur le bureau de Liam. L'une annonçait la mort de tout le groupe menait par Nicola. L'autre, anonyme, mystérieuse, laissait entendre qu'il y avait un survivant de ce jour-là. Il y avait trois mois qu'il avait reçu cette dernière. Aussitôt, il avait reçu l'autre, celle de l'armée. Il l'avait relu des dizaines et des dizaines de fois, juste pour être sûr qu'il ne s'était pas trompé, qu'il n'avait pas mal compris. Mais non. Il n'y avait pas d'erreur. Il y avait bien un rescapé de ce jour funeste et il ou elle, avait fui la guerre. Ou du moins, les combats.

Le directeur se recula pour s'enfoncer un peu plus dans son fauteuil. Comme d'habitude, il avait une cigarette à la bouche, dont la fumée allait se perdre dans le plafond. Et sur le bureau, trainait un verre de rhum, ou de cognac à moitié rempli, posé sur une pile de dossiers et de courrier en attente.

Alors qu'il soufflait la fumée de sa cigarette vers le haut, deux coups tapèrent à sa porte. Il marmonna des mots inintelligible pour dire de le laisser tranquille, mais l'importun semblait avoir compris qu'il avait été invité à entrer. Liam soupira en voyant Gwen entrer dans le bureau, les bras chargés de papiers, d'une tasse de café et d'une brioche. Elle posa le tout devant lui et se recula, déterminée à ce que Liam s'accomplisse de sa tache. Quand le silence retomba dans la pièce, chargée d'odeur d'alcool et de tabac froid, Liam leva ses yeux cernés vers son amie. Il grimaça tout en lui répondant.

-Me regarde pas comme ça, Gwen. Je vais pas m'effondrer. Marmonna-t-il entre ses dents.

Il se redressa péniblement dans son fauteuil et prit la tasse de café qu'il porta à ses lèvres. La boisson était trop chaude, lui qui était habitué à du liquide froid, et la reposa sur le bureau, écartant la brioche sur le côté, jetant par terre les miettes qui s'étaient déposées.

-Qu'est-ce que tu m'amènes de bon matin ? Dit-il, à peine conscient de l'heure qu'il était. Il ne dormait que très peu et restait enfermé là toute la journée et toute la nuit, arrivant presque en retard à ses cours, voire pas du tout.

Gwen émit un léger soupir. Replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille, Gwen se demandait bien comment le directeur pourrait remonter la pente.

— Bien sûr que tu ne vas pas t'effondrer, tu es déjà dans le quatrième sous-sol.

Elle ne savait pas s'il comprendrait qu'elle lui disait qu'il était en dépression, mais qu'importe. Il prit cependant la peine de gouter le café peut-être un peu chaud encore. Son maigre repas que lui apportait Gwen lui fit penser qu’il était le matin. Au moins, sa capacité de réflexion était présente, mais pas encore à l’heure juste. Elle lissa le devant de sa jupe prune.

— Il est bientôt 19 h, Liam... Tu n'as pas été donner tes cours de la journée.

La voix de Gwen était douce. Elle ne lui reprochait pas son absence, mais se devait de lui faire comprendre l'urgence de la situation. Elle se doutait un peu que c'était un cas désespéré, mais ça ne coutait rien d’essayer, n'est-ce pas?

— Je tente de donner des cours de pistage et d'histoire en même temps, je ne peux pas faire les soins aux dragons en plus, Liam.

S'il fallait qu'elle se sépare en trois maintenant, elle pourrait dire adieu à son sommeil durant toute l'année scolaire! Prenant sur elle, Gwen plaça le premier document, ouvert, devant Liam. Elle alternait les feuilles et les lettres, lui mettant dans les mains une plume et indiquant à chacune l'endroit où il devait signer en lui expliquant ce dont il s'agissait.

— Ça, c'est pour payer l'épicerie du réfectoire pour le mois de janvier. Ici, juste en bas à droite, c'est pour autoriser la sortie des dragons pour le congé des fêtes. Celui-ci... Ah! Une demande du concierge pour un nouveau balai. Voilà. Ça c'est une lettre de parents qui veulent des nouvelles de leurs enfants, j'ai rédigé, ne manque que ta signature ici.

Puis, elle mit sans rien dire un autre document plus épais, ouvert à la dernière page et lui pointait une longue ligne avec un X devant. Elle espérait qu'il signerait sans lui poser de question. Après avoir déjà signer d'autres papiers sans vraiment écouter ce qu'elle lui disait, peut-être que sa ruse marcherait dans l'état d'esprit où Liam était. Elle jeta un oeil sur la pile de document qui attendait déjà sur le bureau du directeur, se disant bien qu’elle repartirait avec pour la classer et faire à nouveau ce qu'elle faisait à présent

Gwen ne pouvait savoir tout à quoi pensait le directeur, mais elle pouvait forcément deviner que les pensées de cet homme tournaient surtout autour de la perte de deux amis très proches. Une fraction de seconde, Gwen se demanda s'il aurait été dans le même état d'esprit si c'était elle qui était morte au combat... Mentalement, elle repoussa cette idée. Comme bien d'autres gens, Liam devait s'imaginer qu'elle avait esquivé l'année militaire obligatoire en entrant à l'académie sitôt après ses études. C'était presque vrai... Pourtant, elle avait accompli quelques missions durant sa première année de stage à l'académie, des missions d'infiltrations et d'espionnage qu'elle accomplissait avec un courage certain. Mais en tant qu'espionne, pouvait-elle vraiment en parler? Elle pensait que même le directeur actuel n'était pas au courant de ses capacités. Si certains prenaient son don comme futile, à voir comment elle l'utilisait pour lire tranquille, combien de fois lui avait-il sauvé la vie.

Revenant à l'homme qui prenait soudainement conscience de son entourage, Gwen soupira. Enfin, il avait un éclair de lucidité et semblait combattre comme un poisson hors de l'eau qu'on enfonçait dans la vase...

— Ah! Non? Tu le demanderas à tes élèves si tu es un fantôme ou pas. J'ai encore la correction de tes quatrièmes années pour le cours de soins au dragon dans mon bureau et je ne sais pas si je devrais les remettre moi-même, car j'ignore si tu vas te souvenir quand il a lieu ce cours...

Gwen ne le chicanait pas, sa voix n'était pas élevée non plus, seulement, elle lui exposait clairement la situation et tentait de voir s'il pourrait peut-être s'extirper de sa léthargie plus longtemps que les vingt minutes que Gwen passait dans son bureau par jour. Elle savait qu'elle devait lui dire ce que concernait ce dossier.

— C'est ta lettre de démission...

Elle attendit le temps que Liam réagissant, sachant très bien que c'était beaucoup trop épais pour être cela, mais que dans l'état où le directeur était, il pouvait très bien penser que Gwen avant monté un dossier pour le mettre à l'écart.

— Mais non voyons... J'ai fait des entrevues et c'est pour confirmer l'embauche d'un nouveau professeur des Fulgeres et de combats.

Elle n'osait élaborer plus loin. Alors que le directeur songeait à Jan, c'était le poste de Nicola qu'elle allait combler...

La réaction de Liam fut exactement ce qu'espérait Gwen. Sa surprise, son étonnement, ses gestes vifs, il y avait encore de la combattivité dans cet homme et il y avait, caché encore, mais présent, le goût de se relever et d'avancer. Cela prendrait surement encore un peu de temps, mais c'était là. Gwen eut un sourire et elle sentit un grand soulagement. Oui, il y avait encore beaucoup à faire, mais cela arriverait inévitablement à une fin.

— Je ne t'aurais jamais fait ça, Liam. Je t'ai toujours appuyé jusqu'à présent et je le ferai encore.

Tournant le bureau, elle s’approcha de la chaise de Liam et s'accroupit, pour être à sa hauteur. Doucement, elle glissa sa main sur le côté du visage de l'homme. Il avait les traits tirés, fatigués, mais la vigueur qu'il avait démontrée persistait quelque part au fond, elle en était convaincue. Ils n'avaient jamais été réellement proches l'un de l'autre. En fait, Gwen n'avait jamais été proche de qui que ce soit. Pourtant, elle ne se sentait pas déplacée d'être aussi près de son patron. Indirectement, elle avait même plutôt l'impression d'être justement à sa place. Ce n'était certes pas le genre de comportement qu'elle aurait dans une foule, mais dans ce simple bureau, simplement tous les deux, elle pouvait se permettre de faire et dire bien des choses.

— Tu as besoin surtout d'un bain. Retrouve ton élément, Liam, ça t'a toujours détendu.

En se relevant, elle se pencha vers lui et déposa un baiser sur son front. Délicat baiser, elle avait les lèvres chaudes et douces et toute l'attitude maternelle qui la caractérisait. Elle prit les dossiers qui devaient être postés dès le lendemain et se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle se tourna vers le directeur.

— Et surtout, fais-moi le plaisir de manger correctement. Ça aide à reprendre des forces et de l'énergie...