Estefania ne rélisait pas que celle qu'elle avait imaginé morte et enterré durant toute son enfance et adolescence était bel et bien en vie, et qu'elle avait repris contact avec elle. Douce tante, adorée Venecia dont l'histoire personnelle n'était à ses yeux qu'une sanglante tragédie dont les Garcez étaient les directeurs artistiques. La cruauté des nobles, cachée sous la poudre et le fard des convenances, n'avait pas de limite et la jeune fille avait appris sa leçon à l'école de l'exemple de sa tante. De son histoire, elle avait appris la chance qu'elle-même avait de pouvoir épouser l'homme qu'elle aimait. Des coups de ceintures de son père, elle avait appris la tempérance et la soumission, enfant finalement sage et incapable de se rebeller au delà des convenances que sa tante avait affronté avec courage; elle se sentait si sale, en y pensant. Si sale et si faible au point que ça en devenait intolérable.

La brune avait pris la direction du quartier des forgerons et des armuriers, là où une fille de sa condition n'était jamais allé et n'avait finalement aucune envie d'aller: le lieu de commerce d’hommes râblés qui sentaient la sueur... elle déglutit en tirant un peu sur son col, réajustant sa chemise et sa cravate sous son gilet, vêtue comme si elle allait à la chasse d'un pantalon de cuir et de bottes d'équitation avec un longue redingote rouge. Jetant un œil à l'adresse indiqué qu'elle avait griffonné à la hâte sur un bout de papier, elle rentra la tête dans ses épaules en se faisant toute petite, hésitant à s'engager sur le chemin à prendre. C'est alors qu'une silhouette de femme, longiligne et toute proche se leva de sa place pour l'interpeller. La voyant la rejoindre en quelques athlétiques foulées, Estefania en lâcha son papier de surprise, faisant tomber le paquet cadeau qu'elle tenait contre son torse de l'autre main, choquée; savoir que sa tante était en vie était une chose, la voir en chair et en os comme une apparition matérielle en était une autre. Son visage rougit brutalement et sans effort les larmes lui montèrent aux yeux alors qu'elle s'était juré de rester digne et droite comme l'enfant sérieuse qu'elle voulait être.

Peine perdue; la voilà pressée contre le sein maternel, son cœur battant à l'unisson avec celui de cette tante retrouvée. Elle aurait voulu lui sembler une enfant bien élevée, mature et responsable. Elle ne pout que serrer la taille fine d'Estefania en pleurant, agitée de spasmes.

"Tante Venecia, chère tante Venecia... je vous imaginai morte depuis des années...."

Pourtant, Estefania restait l'enfant rigueuse à la diction formelle qui vouvoyait tout le monde, mais dans sa voix, la tendresse infinie qu'elle avait pour sa parente transpirait plus que n'importe quoi d'autres. Cette femme qu'elle aimait plus que sa mère... elle releva la tête, saisissant ses mains dans les siennes pour les lui embrasser. Son regard était plein de larmes mais ses yeux bleus, semblables à ceux de Venecia, accusait la parenté des deux femmes; en grandissant, Estefania ressemblait de plus en plus à sa tante, se déliant, s'adoucissant physiquement au point qu'il aurait été difficile de manquer leur air de ressemblance.

"Chère Venecia..."

La brune sourit en fermant les yeux, les joues rouges de plaisir quand sa tante lui dit qu'elle était devenue une vraie demoiselle, tournant sur elle-même un instant avant de mettre ses mains dans le dos, penchée vers Venecia. Des tracas des jours précédents, il n'y avait plus rien. Le poids des responsabilités quitta son esprit pour n'y laisser que la joie de revoir ce fantôme du passé. La suivant à la table qu'elle lui désigna, Estefania trouva les larmes de sa tante attendrissantes et elle fouilla dans sa poche lui lui offrir un mouchoir brodé, lui tendant avec un sourire; toutes deux partageaient le même sens de la protection un peu maternel.

"Ne vous en faites pas, tenez", elle-même pleurait, mais refusait de sécher ses larmes, se composant une attitude forte et sérieuse, "prenez ceci", fit la Lucem en lui tendant le petit paquet qui contenait des petits macarons, "ce n'est pas grand chose, juste de quoi adoucir un peu vos journées prochaines, je l'espère."

Elle joint ses mains, souriant largement avec un plaisir non feint sans pour autant accepter de céder complètement à l'explosion de sentiments qui la submergeait. Ses pleurs étaient dignes et mesurés, d'une nature plus froide que sa tante; et pourtant comme elle était sincère en cet instant, Estefania! Plus que jamais.

"Ma tante, vous revoir me redonne la foi, je tenais à vous le dire. Même si votre vie a été une tragédie. Je ne vous laisserai jamais. Personne n'a eu le droit de dire du mal de vous tant que j'étais dans la pièce."

Ce qui était vrai comme impropre mais elle n'avait aucune envie de dire à sa tante que son père l'avait corrigée un nombre incalculable de fois à coup de ceinture ou de badine pour avoir défendu sa tante. Pourtant elle se rendait bien compte que l'heure n'était pas à l’omission.

"J'ai protégé votre honneur comme j'ai pu", dit-elle avec un sourire assuré, "père m'a souvent corrigée pour ça, mais je ne pouvais pas les laisser parler sans vous défendre. Mais s'il vous plais, chère tante, parlez-moi de vous. Nous avons tant de temps à rattraper... ce temps qu'il vous ont volé."

Un peu de colère pointait dans cette voix flûtée, même si Estefania ne voulait pas le montrer. Le regard fixé sur sa tante adoré, cette mère aimée plus que tout sans qu'elle ne lui ait donné la vie, le temps semblait s'être suspendu pour elle.

Venecia avait toujours été quelqu'un de sensible, d'aussi loin qu'Estefania remonte dans ses jeunes souvenirs de sa tante. Elle la regarda chasser les larmes de ses grands yeux bleus en souriant, tout aussi émue mais retrouvant plus facilement sa lucidité; c'était une enfant sérieuse et rigoureuse, dans le fond, qui détestait se laisser envahir par ses émotions. La jeune fille la laissa ouvrir son cadeau, satisfaite qu'il lui plaise et leurs sourires se firent écho, Estefania hochant un peu du chef sans rien répondre. Elle était bien trop heureuse de revoir sa tante adorée pour faire trop de salamalecs; l'instant se suffisait à lui-même. Venecia avait également un présent pour elle, ce à quoi la brune répondit par un poli "vous n'auriez pas du", courtois mais très sincère. La présence de Venecia lui aurait suffit car elle était un véritable cadeau de l'Unique.

C'était un bracelet très simple, fait de lanières épaisses de cuir noir torsadé, maintenant une petite pierre étrange dont les couleurs changeantes plongèrent Estefania dans une contemplation rêveuse. Jamais elle n'avait vu de pierre semblable, si belle et si simple à la fois. Un cristal étoile... comme les lointaines planètes miroitantes dans la nuit et qui aide à trouver le bon chemin. Relevant la tête vers sa tante, Estefania lui sourit avec la plus grande joliesse et reconnaissance, attachant sans tarder le bracelet à son poignet bandé.

"Il est superbe, ma tante. Je le porterai pour me donner du courage. Quand je le regarderai, je vous verrai. Merci..."

La reconnaissance et l'amour filiale brillaient dans les yeux de cette fille qui cherchait continuellement à museler ses ressentis. Face à Venecia, elle se sentait comme la petite fille qu'elle avait été et qui avait une admirations ans borne pour cette adulte au sourire si doux. Sentant sa tante lui caresser le dos de la main, la Lucem la saisit pleinement, entrelaçant ses doigts avec ceux de cette parente qu'elle avait cru morte depuis bien trop longtemps, lui souriant. Elle avait besoin de la toucher pour faire enfin comprendre à son esprit qu'elle tait bien là, vivante, en chair et en os. Ce n'était pas un rêve: Venecia était en vie. Elle était certes une Wyrm mais la connaissant, Estefania se refusait à se dire que tous les Wyrms étaient des brutes sanguinaires. Non... sa tante tait la meilleure personne qui ait jamais foulé les Territoires; elle en était convaincue. La fixant dans les yeux en l'écoutant parler, lui souriant tendrement avant de lui répondre:

"Ma tante, vous savez...", elle marqua une pause, réfléchissant un instant, "mon dragon m'a appris certaines choses et principalement l'idée que notre existence est construite sur les nobles sacrifices que nous faisons", elle hocha la tête d'un air entendu, "je dois défendre votre honneur, ce n'est pas un fardeau, c'est ma joie et mon devoir. Même s'ils n'y entendent rien, je n'ai pas le droit de laisser quiconque vous salir et je me sacrifierai volontiers à cette tâche. C'est ma joie, par amour pour vous. Laissez-moi ce bonheur, s'il vous plais."

Elle espérait qu'au fond d'elle la douce Venecia comprenne pourquoi elle agissait de la sorte, se sacrifiant pour des mots, des réputations: personne ne devait toucher à ceux qu'elle aimait et elle les défendrait toujours, envers et contre tout, même si personne ne serait jamais de son côté. Elle n’abandonnerait pas et cette lueur qui vrillait dans ses yeux attestait de sa plus pure sincérité. De son amour pour sa tante naissait son sacrifice, naissait sa noblesse; aucun coup de ceinture n'arracherait son courage. Aucune gifle ne l'arrêterait car elle la protégerait toujours, elle comme son honneur. C'était sa joie, son devoir, son droit. Non son fardeau.

"Il n'y a rien de bon dans notre pays, ma tante. Rien de plus qu'un ramassis d’intrigants, de meurtriers, de pédophiles qui sont à leurs places uniquement par le népotisme de leurs anciens. Moi-même, je prendrai un jour la place de mon grand-père Arturo parce que c'est ainsi que les choses vont dans ma famille", elle lui sourit, lucide, "mais je vous le promet: je serais la première femme maréchale d'Aeria et j'utiliserai mon influence à de bonnes fins. Mon futur mari sera un jour gouverneur et nous chargerons ce pays pourri."

Elle reprit son souffle avant de reprendre, rougissant un peu:

"Je vais épouser un Ortega... au début j'étais contre, je ne voulais pas qu'il décident pour moi mais maintenant... il est très gentil et plus tard, nous nous associeront pour changer les choses. De mon tourment nait une nouvelle force, je veux le voir ainsi. Je voulais rompre les fiançailles mais... j'ai choisi de l'épouser, de mon propre chef. C'était mon choix. Esteban me mentait, vous savez. Il voulais se servir de moi. Mais assez parlé de moi."

Estefania prit délicatement les mains de Venecia dans les siennes en lui souriant.

"Parlez-moi de vos voyages, de vos amis, s'il vous plais..."