Je suis née et j'ai grandi à Prima, la capitale de l'avenir de notre monde. Enfin c'est comme ça que je l'aie toujours vue. Je suis tellement heureuse de ne pas être née dans la cambrousse reculée ! C'est vrai quoi : y'a rien là bas. Rien du tout. Tu regardes passer les kéraniums et tu rentres te coucher. Et puis ne parlons même pas de l'eau courante, de l'électricité... De toute façon, la campagne, ça pue la bouse.
Bref, je suis citadine, mais pas n'importe quelle citadine ! Je suis née dans le Collège des Inventeurs. Oui, rien que ça. J'ai fait mes premiers pas dans ces couloirs, j'ai joué avec des jouets qui n'existent même pas encore et que toutes les petites filles riches m'envieraient en pleurant. Mes parents étaient inventeurs. Ils travaillaient ensemble dans une équipe, sur une machine volante. Un truc de fou. Tu n'imagines même pas ce qu'ils voulaient faire. Moi je suis sûre que je touche presque du doigt leur rêve... Mais bon, revenons à mon enfance.
J'ai été heureuse. Enfin je ne me souviens pas d'avoir été malheureuse en tout cas. Mes parents étaient toujours débordés de travail mais je traînais suffisamment dans leurs pattes pour apprendre plus de choses que mon âge l'aurait voulu. J'ai toujours été intelligente. Oui, je sais, ça sonne un peu pompeux. C'est pourtant la vérité. J'adorais le Collège. C'était ma maison et mon terrain de jeu. Les autres inventeurs m'ont toujours bien aimée. J'étais la chouchou de tous ceux qui ne pouvaient pas avoir d'enfants à cause de leur travail.
Ah, et on m'avait appelé Hermenegilda, du nom de ma grande tante par alliance qui était aussi un inventeur célèbre. Mais tout le monde m'appelait Hermine. C'était plus court et beaucoup plus mignon.
J'ai donc appris à faire des équations quand vous n'étiez qu'à écrire votre nom en couleurs sans faire de fautes. J'ai su parler très tôt et très bien, j'épatais tout le monde et l'on disait que j'étais bien partie pour prendre plus tard la relève de mes parents.
C'est plus tard que les choses se sont un peu gâtées, parce que mes parents ont réussi à créer un prototype de leur machine volante. C'était magnifique, un énorme ballon ovale rattaché à une nacelle qui ressemblait à un bateau tout en bois, orné de dorures, dans des proportions absolument gigantesques - d'autant plus qu'à mon âge, ça avait l'air encore plus grand. Ils le surnommaient "Pégasus". Ils en étaient amoureux. Moi aussi j'avoue : j'avais douze ans et ce qu'on avait appelé un dirigeable était mon premier amour.
Mais lors du vol inaugural à l'occasion du Festival des Inventions - imaginez une cérémonie en grandes pompes, avec tambours, trompettes et foule en liesse dans les rues de Prima - Pégasus s'est emballé et s'est écrasé sur les falaises hors de la ville, non sans avoir démoli le toit de quelques bâtiments.
Mes parents et les personnes qui présentaient le projet sont morts. Tous. Sous mes yeux. Alors que j'avais fait une vraie crise de rage avec pertes et fracas pour être avec eux à bord... Le destin est ironique, pas vrai ?
Je me suis retrouvée donc orpheline, avec tous les dossiers sur Pégasus chez moi. Cet engin qui venait de me voler des amis et mes parents.
J'ai maudis le Collège et Pégasus. Je l'ai vraiment détesté. J'ai balancé les notes et les croquis au fond d'un placard et j'ai tout verrouillé. Hors de question que cet engin de malheur ne frappe de nouveau. Les dragons seuls devraient rester les maîtres du ciel, et ce serait très bien ainsi.
J'ai repris ma vie, en me sentant franchement désœuvrée. Mais je ne suis pas restée longtemps inactive. Pour égayer ma solitude, je me suis jetée à corps perdu dans le travail. Je n'avais que douze ans mais j'en avais dans la tête, vous pouvez me croire - je gribouillais déjà des inventions quand vous étiez encore au stade de dessiner vos parents comme des patates avec des bras en bâtons. Oui bon d'accord c'était des inventions nulles comme la "machine à faire cuire les pommes de terres dans de l'huile bouillante de manière automatique" mais je n'avais que douze ans.
Finalement, on m'a intégré - je pense un peu par pitié ou parce qu'ils en avaient marre que je leur casse les oreilles - dans un projet qui me plaisait : inventer un système pour diffuser de la musique de manière électrique.
C'était beaucoup moins mortel que Pégasus et travailler me permettait de ne plus penser à la tragédie.
Les années sont passées, j'ai eu seize ans et on me nomma chef de projet sur le gramophone - la machine à musique, suivez un peu - comme cadeau d'anniversaire. Il faut dire que j'avais trouvé des éléments clés qui nous permit, à mes dix-sept ans, de présenter notre bébé au traditionnel Festival des Inventions. Et non, il n'y avait pas de mort tragiques tous les ans, merci. Toutes les inventions n'explosent pas lorsqu'on les présentent...
Notre Gramophone a eu un succès fou auprès de ces idiots de nobles. Il fallait les voir s'agglutiner comme des mouches autours de mon stand. Ils étaient enchantés et on l'aurait vendu dix-huit fois avant la fin de la journée. Faut dire que ça avait de l'allure, mon bébé. C'était moi qui avait imaginé l'apparence, avec cette corne d'or qui faisait sortir la musique et ce bois laqué précieux. Un vrai petit bijou. Fallait bien ça pour attirer le chaland. Bref, on avait vendu tellement de machines que mon atelier allait être occupé pour les huit décennies à venir. Et j'étais riche. ce qui ne servait pas à grand chose car j'avais toujours été nourrie et logée au Collège et que mes parents m'avaient tout légué. Mais bon, pour le principe, j'étais pleine aux as.
Mais maintenant que le gramophone était fini, je m'ennuyais un peu. J'avais commencé une petite chronique dans un journal populaire, puisque j'avais le vent en poupe - il fallait en profiter. J'étais célèbre et riche à dix-sept ans. Mais cela ne ramènerait pas mes parents.
Voilà et ensuite j'ai vécue heureuse, riche et adulée jusqu'à la fin de mes jours !
...
Oui bon d'accord.
Un soir, en vérité, je me morfondais un peu - j'ai dis un peu, je ne pleurais pas non plus à seaux ! - j'ai entendu un gros bruit venant de l'atelier trois. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai couru, couru, comme si ma vie en dépendait. J'avais l'impression d'entendre un appel dans ma tête, je ne sais pas trop pourquoi. C'était bizarre mais je devais aller voir.
C'est là que je l'ai vu. Un dragon noir tout hérissé de roches, tout environné d'éclairs. Il venait de briser le mur et j'entendais les pas rapides des autres scientifiques. Mais j'était incapable de détacher mon regard du dragon. C'était comme si... Comme si j'étais hypnotisée. Je n'arrivais même plus à bouger. Il était immense mais ma peur le faisait paraître démesuré, dans l'obscurité de l'atelier, au milieu des inventions inachevées et immobiles. Il m'a fixé, à rugit, et alors que plusieurs hommes entraient dans la pièce, je me suis sentie être soulevée comme un fétus de paille et des ailes de foudre ont jailli de son dos et il se propulsé en l'air, moi sous son bras. J'ai regardé le Collège et Prima rétrécir, rétrécir, rétrécir... Puis je dois bien avouer que j'ai perdu connaissance.
Je suis revenue à moi dans une chambre confortable mais sans fenêtres, les tentures portant un drôle de symbole. Et auprès de moi, il y avait un vieux type, genre Wushei.
Les journaux firent les gros titres de la mystérieuse disparition d'Hermenegilda DaFuento. On offrit une grosse prime à ceux qui pourraient donner des informations.
Et moi, dans tout ça, je me retrouvais embarquée dans une guilde d'assassins millénaire. Le délire complet.
Le vieux - Haalu - m'a expliqué tout un tas de trucs louches, pas même prouvés scientifiquement. Non mais il avait pris des champis le vieux ? Je n'avais rien d'une maîtresse machin-truc et je n'avais jamais vu ce taré de dragon, moi !
Ca a pris du temps, en vérité. Il m'a caché, à ce qu'il m'a dit, des autres assassins. Personne ne devait savoir que j'étais ici, dans l'immédiat. Moi je voulais juste rentrer chez moi. Cependant, j'avoue qu'on a parlé longtemps. Il n'était pas crétin, le vieux. Mais ses histoires de Divin, de réincarnations, de destinées... Tout ça, c'était bien n'importe quoi, non ? Je veux dire... Qui goberait ça ?
Pourtant, on a parlé et il m'a montré des choses secrètes et obscures mais je voyais bien dans ses yeux qu'il était vraiment emmerdé que ce soit moi, au fond. Et le dragon, Arkhail, semblait fermement décidé à faire de moi sa dragonnière. J'y croyais pas, à leurs conneries mais... Je ne sais pas pourquoi est-ce que j'ai dit oui. Oui pour essayer. Le goût du risque ? Je ne sais pas trop.
Haalu m'a demandé de me faire passer pour un homme : il ne fallait pas qu'on sache qui j'étais, j'étais trop connue pour pouvoir devenir une Maîtresse secrète de guilde. C'était pas faux. C'était même logique. Ce qui m'a plus inquiété c'est lorsqu'il m'a dit que je devrais surtout me faire passer pour un garçon en leur sein, car certains assassins pourraient bien essayer de me tuer s'ils se découvraient menés par une femme. C'était du grand n'importe quoi, pourtant, j'ai accepté.
Alors il m'a libéré pour que je puisse passer l'alliance : je devais faire mes classes à Lindorm avant d'être vraiment la Maîtresse de la Main. C'est ainsi qu'un certain Firmino Dasilva passa son alliance à Keven... Dans le trou du cul du monde ! Mon dieu c'était horrible ! Pas d'eau, pas d’électricité... La nature sauvage partout. Heureusement j'ai eu, d'après les dragonniers qui m'ont ramené
"l'alliance la plus courte de toute l'histoire de l'académie". Oui, je sais, je suis très forte... Non, ce n'est pas du tout parce que lorsque j'ai vu une araignée en arrivant, j'ai paniquée et j'ai pris le premier truc qui me tombait sous la main pour la chasser, que suite à divers mouvements mal contrôlés, il s'avérait que c'était une ronce qui m'a égratignée de partout, et qui a entortillé mon dragon et ça a mélangé nos sangs...
D'accord, c'était lamentable !
Mais ça a été fini en dix minutes. Dix minutes dans le trou du cul du monde. Ouf. C'était déjà trop pour moi.
Me voilà donc à Lindorm, avec mon sac, mes jolis cheveux rouges coupés à la garçonne et le fait de me travestir. Et je ne peux rien dire. Rah, mais qu'est-ce qu'il ne faut pas faire quand on est choisie par le destin !